Said Bouamama : « Les scandales de la Françafrique se perpétuent par la chape de silence qui l’accompagne »
Said Bouamama est militant du Front uni des immigrations et des quartiers populaires (FUIQP) et sociologue. Robin Delobel et Milan Rivié l’ont interrogé.
On parle beaucoup de Françafrique dans les médias actuellement avec les propos de Luigi Di Maio mais aussi avec les affaires autour de Alexandre Benalla, l’acquittement de Laurent Gbagbo à la Cour pénale internationale (CPI) pour absence de preuves mais aussi bien sûr la lutte contre le Franc CFA. Comment lutter politiquement et collectivement contre la Françafrique ?
Je reprendrais volontiers une phrase de Marx appelant à « rendre la honte plus honteuse en la rendant visible ». Autrement dit, les scandales de la Françafrique se perpétuent par la chape de silence qui l’accompagne. Chaque gouvernement depuis plus d’une décennie annonce qu’il rompt avec ce système néocolonial d’ingérence tout en le perpétuant. Ce qu’il y a de nouveau, c’est l’émergence de luttes en Afrique portées par une nouvelle génération militante pour dénoncer les différents segments de ce système (mouvement pour la sortie du CFA, contre la signature des Accords de Partenariats Economiques, contre le procès intenté à Gbagbo, contre la présence militaire au Tchad, etc.). Compte tenu des conséquences prévisibles des APE en termes de paupérisation, encore accrue du fait de la concurrence « libre et non faussée » entre les petits producteurs locaux et les multinationales qu’imposent ces accords, ces mouvements ne peuvent que perdurer et se renforcer. La construction en Europe d’un mouvement de contestation pouvant faire écho aux luttes africaines, pouvant leur servir de caisse de résonance, pouvant en être les « porteurs de valises » d’aujourd’hui, etc., serait d’une utilité politique certaine. Une telle initiative est même urgente compte-tenu de l’activisme d’un Soros en Afrique offrant un financement à ces luttes pour mieux les dépolitiser et les instrumentaliser. L’organisation de la solidarité matérielle et financière semble ainsi être également de nouveau à l’ordre du jour. Soulignons enfin que nos dénonciations ne doivent pas se limiter à la Françafrique. Dans bien des domaines, la sphère des responsabilités est passée à l’échelon européen même si Paris reste l’exécuteur en chef. C’est désormais l’Europe et sa banque centrale qui assurent le fonctionnement du CFA. C’est également elle qui impose les contrats léonins que sont les APE. Un mouvement européen anti-impérialiste ou au moins des campagnes communes sont ainsi des directions à emprunter.
Cela pourrait passer par des condamnations de la Banque mondiale et de ces méfaits. Une de ses filiales (la SFI) fait actuellement l’objet d’une plainte pour dégâts environnementaux dans un projet indien de centrale énergétique qu’elle a financé à hauteur de 450 millions de dollars. La plainte a été déclarée recevable, le 27 février 2919, par la Cour Suprême des États-Unis.
Toutes les formes possibles de luttes sont à mobiliser, y compris sur le combat juridique. Même non victorieuses, les plaintes devant différentes juridictions contribuent à briser la chape de silence d’une part, et sont des points d’appuis pour les autres formes de luttes d’autre part. La constitution d’un collectif international de juristes se consacrant à cet axe de lutte pourrait ainsi s’envisager. Il pourrait se consacrer à la fois à la défense des militants réprimés et aux dépôts de plaintes dans toutes les juridictions possibles. Sa simple existence visibiliserait plus rapidement des luttes contre les dégâts environnementaux et humains des grands projets des multinationales. Fréquemment, les collectifs locaux de luttes qui se mettent en place ne savent pas vers quels acteurs se tourner pour faire connaître leurs combats ou organiser la défense de leurs militants emprisonnés. Une telle structure de solidarité dotée de moyens d’informations serait un repère d’alerte.
De nombreux mouvements sociaux émergent depuis plusieurs années en Afrique. Du « Balai citoyen » au Burkina Faso à « Y’en a marre » au Sénégal ou encore « Filimbi » et « La Lucha » au Congo-Kinshasa, ceux-ci dénoncent à la fois la corruption présente dans leurs pays respectifs ainsi que les ingérences des puissances impérialistes. Quels sont pour toi leurs forces et leurs faiblesses ?
Comme nous l’avons souligné précédemment, la force principale de ces mouvements est qu’ils sont portés par une nouvelle génération militante. Celle-ci, composée de jeunes entre vingt et quarante ans, se caractérise par un dynamisme militant important comme en témoigne les manifestations récentes pour la sortie du franc CFA. Ces militants maîtrisent également les réseaux sociaux et les mettent au service de ces mobilisations. Ils développent des formes de luttes alliant la contestation classique, la dimension ludique et la mobilisation citoyenne pour l’environnement (la pratique du ramassage des déchets à l’issue des manifestations, apparue d’abord au Burkina, a été également observée à Alger la semaine dernière). Une autre force est le refus de choisir entre dénonciation de pseudo forces internes et de pseudos forces externes. La dénonciation simultanée des ingérences impérialistes et des gouvernements africains qui les cautionnent souligne une prise de conscience réelle du caractère systémique du néocolonialisme.
Du côté des faiblesses, il faut souligner la coupure (plus ou moins prononcée) avec d’autres générations militantes ou d’autres segments de protestations contre les mêmes ingérences et fréquemment avec les mêmes revendications. Le lien avec les luttes syndicales (pourtant elles aussi en développement quantitatif) reste faible. Enfin, l’intervention de nombreuses ONG au sein de cette jeunesse n’est pas sans porter la dérive d’une dépolitisation par le captage des leaders que celles-ci mettent en place.
Une des questions les plus discutées aujourd’hui est aussi celle de la sortie du Franc CFA pour les 15 pays concernés. Le Franc-CFA est sans aucun doute un outil néocolonial dont il faut se débarrasser, mais d’après toi, cette sortie constituerait-t-elle une fin en soi ?
Bien entendu, la sortie du Franc CFA ne suffira pas à elle seule à mettre fin au développement extraverti. La question posée est celle déjà énoncée par Samir Amin depuis longtemps : la déconnexion avec un marché mondial dominé par les anciennes puissances coloniales et le recentrage des priorités sur le besoin des populations autochtones et des équilibres locaux. En témoigne les situations des pays issus des autres empires coloniaux qui disposent tous de leur propre monnaie sans que cela n’ait signifié un développement autocentré. Cela étant posé, une telle perspective suppose que l’épée de Damoclès qu’est le CFA soit démantelée. En témoigne les assassinats ou les déstabilisations de la plupart des chefs d’État d’Afrique subsaharienne qui ont enclenchés la mise en œuvre d’une monnaie nationale. Disons pour simplifier que la sortie du CFA est une condition nécessaire mais pas suffisante pour rompre avec la dépendance néocoloniale.
Pour finir, quels sont tes actuels et futurs projets d’ouvrages ?
Je viens de publier en septembre 2018 aux éditions Investig’action un Manuel stratégique de l’Afrique en deux tomes restituant toutes les ingérences militaires occidentales (leurs motivations, causes et conséquences) depuis les indépendances.
Je sors début avril un ouvrage aux éditions Syllepses portant pour titre Planter du blanc. Chroniques du (néo-)colonialisme français.
La prochaine revue du CADTM, Les Autres Voix de la planète_, porte sur les questions de dettes coloniales et réparations, abonnez-vous avant le 15 mars pour la recevoir.
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