« Survivre à l’inhumain »
Comment un être privé de communication parvient-il à conserver son humanité ? C’est la question au cœur de Compañeros, qui relate l’incarcération de trois opposants politiques lors de la dictature uruguayenne.
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Votre film, bien qu’intégralement situé à l’époque de la dictature, ne s’attarde pas à en développer une critique, pourtant constamment sous-jacente. Qu’avez-vous souhaité faire avec cette histoire ?
Álvaro Brechner : Ce film est l’exploration d’une question relative à notre condition que je considère comme essentielle : que reste-t-il d’un être humain quand tout ce qui constitue son humanité lui a été ôté ? Ses besoins de base ne diffèrent guère de ceux d’un animal : manger, dormir, respirer, etc. Mais quand on lui interdit le langage, la communication, tout ce qui en fait un être social, un tel degré d’isolement pousse l’individu à disparaître en tant qu’être humain. Au-delà de la torture physique et psychologique, comment fait-il dès lors pour survivre et se maintenir dans l’humanité ? Aborder cette question est une forme d’exploration de la folie. En tant que réalisateur, j’ai trouvé fascinant de pouvoir traiter d’une réalité aussi extrême.
Le traitement réservé pendant la dictature à José Mujica, qui deviendra président, a-t-il marqué l’imaginaire collectif uruguayen ?
Plus ou moins, parce que cet épisode a été noyé à l’époque dans la grande masse des histoires douloureuses vécues par des milliers de personnes, emprisonnées, assassinées, torturées, exilées, disparues. Et puis avoir échappé à ce type de sort n’a pas épargné au reste de la société, dans sa grande majorité, de vivre au jour le jour ce régime comme un écrasement.
Comme pour nombre d’opposants et opposantes de divers horizons, la détention de ces neuf Tupamaros n’était assortie d’aucune durée déterminée. La dictature allait-elle durer trente ans, quarante ans ? Alliez-vous mourir en prison ? Personne n’en avait idée. Bien sûr, il est vain d’étalonner par une sorte de « dolorimètre » les situations les plus dramatiques. Évidemment, la situation des femmes a souvent été la pire puisqu’elles ont aussi connu la dimension sexuelle de la torture. Mais les conditions réservées à ces neuf-là étaient parfaitement exceptionnelles. Pas tant du point de vue de la souffrance physique que de l’impact mental de la torture psychologique. Ils ont été extraits de la communauté incarcérée, mis à l’écart des institutions pénitentiaires et déportés dans des endroits où il n’y avait qu’eux, plongés dans des sortes de limbes détachées de toute structure institutionnelle, cachés du reste du monde.
Les circonstances de leur détention montrées dans le film sont-elles toutes inspirées de faits réels ?
Je me suis fondé sur les mémoires de Mauricio Rosencof et d’Eleuterio Fernández Huidobro, sur des conversations que j’ai eues avec les trois protagonistes, avec beaucoup d’autres anciens prisonniers, des politiques et des militaires. Mais aussi des psychologues et des neurologues, afin de tenter de comprendre comment fonctionne une tête mise à l’isolement. Car, au bout du compte, la réalité est une question de point de vue, non ?
Une des choses fondamentales que j’ai apprises à ce sujet, c’est que, lorsqu’un humain est privé du langage, il se retrouve dépourvu de la capacité d’organiser les idées ou les faits qui lui parviennent, et de donner un sens, une linéarité à la narration de ce qui lui advient. Les stimuli que reçoit le cerveau commencent à se mélanger. Enfermé dans une salle de 1,5 mètre de côté, sans horizon ni lumière pour indiquer si le jour se termine, s’il s’est écoulé 24 ou 28 heures, on perd complètement la notion du temps, des durées, de l’ordre des souvenirs, la distinction entre l’état d’éveil ou d’endormissement. L’ouïe, par exemple, manifeste des dysfonctionnements.
Aussi, quand ils tentent de raconter ce qui leur est arrivé, leurs souvenirs ne présentent pas une grande cohérence, ça ressemble à un entre-deux entre rêve et cauchemar. Un jour, Mujica rétorque à un journaliste : je ne suis pas le mieux placé pour parler de ce film, parce que tout ça, je l’ai vécu. L’une des scènes qui l’a le plus remué est la visite de sa mère à la prison, rendue possible quand les conditions de détention se sont assouplies. Ce personnage féminin est en réalité une figure argumentaire construite à partir du témoignage de plusieurs mères de prisonniers. Bien qu’ayant très peu parlé de sa mère, Mujica explique cependant l’avoir « reconnue » dans cette scène.
L’idéalisme politique a-t-il aidé ces Tupamaros dans leur lutte pour survivre ?
Ils racontent que l’engagement idéologique a été une force leur permettant d’imaginer qu’un jour ils sortiraient de prison et retourneraient à la militance politique. Cependant, si l’un d’entre eux, Mujica, sera président de la République vingt-cinq ans plus tard, personne en Uruguay n’avait la moindre intuition d’une trajectoire de cette nature. C’était d’autant moins imaginable qu’il n’avait pas un rang particulièrement éminent parmi les Tupamaros. Au moment où ces prisonniers sont libérés, ils sont donc trois parmi d’autres. Cependant, Mujica raconte que ces douze années d’incarcération, les plus dures de sa vie, sont aussi la période pendant laquelle il a le plus appris sur lui-même, alors que se construisait le « Mujica politique ».
Pour ma part, je me suis attaché à mettre en évidence ce qui leur a permis de survivre au sens propre du terme. Au fond, il s’avère peut-être plus important d’avoir accès à un objet porteur de sens que de se référer symboliquement au sens lui-même. C’est ce qu’exprime la scène où Mujica subtilise un bout de journal qui sert de papier toilette, sur lequel il découvre quelques nouvelles de l’extérieur, un épisode vital pour des gens qui avaient l’ambition de changer leur pays dans ces années de convulsions.
Où situez-vous l’exigence la plus forte dans votre tâche de scénariste et de réalisateur ?
D’avoir tenté de ramener au niveau d’une expérience sensorielle ce voyage à la frontière entre l’humain et l’inhumain. De donner à ressentir ce qu’ils ont vécu et comment soudain, au milieu de tant de privations, ces petits coups frappés sur un mur signifient pour eux qu’il y a un compagnon de l’autre côté, et la possibilité vitale d’une communication avec lui.
Comment le film a-t-il été reçu en Uruguay ?
Il a résonné très fort dans ce petit pays qui possède peu d’imaginaire audiovisuel construit, dont la production cinématographique est relativement récente. Alors il était prévisible qu’il déclenche beaucoup d’émotions mais aussi de confrontations : il n’est facile pour personne d’effectuer un retour sur un tel passé, surtout quand nombre de blessures ne sont pas guéries. Cependant, on ne peut pas attendre d’un film qu’il soigne tout cela. À plus forte raison dans une société aux profondes racines démocratiques, habituée à une certaine paix sociale et dont les institutions fonctionnent. La dictature a laissé le traumatisme d’un épisode en profond décalage avec l’image que les habitants ont de leur pays. Aussi, quarante ans plus tard, il reste difficile pour la plupart des gens de s’expliquer un tel passé. Ils se heurtent à l’impossibilité d’obtenir une réponse face à des faits historiques complexes, parce qu’il n’existe pas de réponse évidente. Comment notre société a-t-elle pu dériver au point de tomber dans cette dictature ?
Assumez-vous avec ce film un message politique pour l’Amérique latine d’aujourd’hui, où ressurgit le spectre des dictatures, comme au Brésil ?
Sans aucun doute. Je me préoccupe aussi des dérives qui menacent l’Europe, et plus largement des situations qui peuvent se conclure par la privation de libertés essentielles. Sur le continent latino, à la démographie jeune, on peut de surcroît s’inquiéter de tentatives de falsification de la vérité historique auprès de populations qui n’ont pas vécu dans leur chair les dictatures des années 1970. Dans ce sens, je me sentirais très gratifié si ce film pouvait servir à susciter de la crainte chez ceux qui sous-estiment la capacité de survie déployée par l’esprit humain.
Álvaro Brechner est scénariste et réalisateur