Antitsiganisme : « On a déjà quitté la Roumanie à cause de ça »
Les agressions subies par les Roms de plusieurs bidonvilles d’Île-de-France ont laissé des traces. Près d’un mois après, les adultes ne travaillent plus et les enfants ne sont pas retournés à l’école.
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Depuis trois semaines, la vie semble avoir déserté le bidonville de Bondy, en Seine-Saint-Denis : aucun enfant ne joue dans les allées, tous restent calfeutrés dans les baraques en tôle et contreplaqué. Trente-six agressions ont été recensées depuis le 16 mars par le collectif Romeurope dans différents bidonvilles roms d’Île-de-France.
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À l’origine de ces agressions, une rumeur abondamment relayée sur les réseaux sociaux : les Roms voleraient des enfants pour vendre leurs organes. Les nuits du 25 au 27 mars ont été les plus violentes, avec des descentes d’hommes armés simultanément dans plusieurs bidonvilles. À Bondy, les habitants ont été prévenus in extremis par le bidonville voisin : ils ont pu s’équiper de bâtons et se barricader à temps, essuyant tout de même menaces, humiliations et coups de feu tirés en l’air. Depuis, beaucoup ont fui la France et ceux qui restent montent la garde, ne sortent plus, ces attaques mettant brutalement un terme aux activités des adultes et aux scolarités à peine entamées.
Voilà plus d’un an et demi qu’Emmanuelle, Clélia et Larissa se rendent deux fois par semaine au bidonville de Bondy à bord de leur camion-école bleu ciel, véritable passerelle vers l’école, en collaboration avec l’Éducation nationale. Elles font partie de l’Aide à la scolarisation des enfants tsiganes (Aset). En temps normal, une dizaine de gamins de 3 à 14 ans grimpent dans le camion quand elles arrivent. Mais, mardi 26 mars, pas d’école pour les jeunes élèves du bidonville. « Une mère m’a appelée vers 7 heures pour me demander de prévenir l’école que ses enfants seraient absents, se souvient Larissa, elle-même rom, arrivée de Roumanie il y a deux ans. Quand nous sommes arrivées au bidonville, c’était le bazar. Des enfants affolés venaient nous voir en nous disant qu’ils ne pouvaient pas aller à l’école parce qu’ils avaient trop peur, qu’on les avait attaqués… Les parents suivaient leurs enfants partout, même pour aller aux toilettes. » Le camion-école se transforme alors en cellule de crise. « Même si on n’avait pas forcément les compétences, il fallait être là, explique Emmanuelle. On s’est retrouvées dans un rôle de psychologues alors que nous-mêmes étions sous le choc. »
Près d’un mois après les terribles nuits, les habitants restent sur leurs gardes. Les adultes ne se rendent plus à leurs formations professionnelles, ceux qui étaient chauffeurs ont refusé toute mission pour monter la garde. Les enfants ne sont pas retournés en classe. « Je dors avec mes enfants tout habillés et en chaussures, au cas où on doive fuir, confie une mère. J’ai très peur que quelqu’un entre pour nous faire du mal. » « On fait des rondes pendant la nuit », explique une autre. « J’ai cru qu’on allait mourir », renchérit une troisième.
Une femme frappe à la porte du camion. Batalina vit seule avec ses cinq enfants. Depuis les agressions, elle évite autant que possible de sortir. « Aujourd’hui, l’hygiène, c’est encore pire qu’avant, explique-t-elle. On ne sort plus, donc on ne peut plus se laver. On ne va plus au travail, donc on n’a pas de quoi manger. On a honte : avant, nos maisons étaient agréables, maintenant on ne peut même plus proposer un café aux gens qui nous rendent visite. »
« Bon, on fait quoi pour David ? » lance Batalina d’un ton déterminé. À cause des agressions, son petit dernier, enfin inscrit à l’école, a manqué son premier jour. « Je suis triste parce que mon fils n’a pas pu faire sa rentrée à la maternelle, mais on va recommencer les démarches », explique-t-elle en essuyant ses larmes. Soudain, un visage rieur apparaît derrière la vitre du camion. Il s’agit de sa fille Manuela. Elle non plus ne va plus à l’école. « J’ai trop peur que des gens viennent l’agresser ou la kidnapper », poursuit Batalina. La petite vient s’installer à côté de sa mère, son sourire s’effaçant lentement quand elle écoute ses paroles. « Rebecca est partie en Roumanie », annonce-t-elle sombrement aux éducatrices. « On sait », lui répond Emmanuelle à mi-voix.
Sur les vingt-deux enfants scolarisés, il n’en reste plus que onze dans le bidonville. Après plusieurs mois de paperasse et de mise à niveau dans le camion, cinq gamins avaient pu être inscrits à l’école et devaient faire leur rentrée la semaine des attaques. « Tout était organisé : une visite des classes, une rencontre avec les professeurs, détaille Emmanuelle. Maintenant, il y a tout un travail à refaire. Il faut retisser la confiance pour éventuellement recommencer les démarches. » « Comment demander aux familles de s’investir dans la scolarité de leurs enfants après ça ? » s’emporte Clélia.
Pour les éducatrices du camion-école, les agressions ont choqué par leur violence mais ne sont malheureusement que la partie émergée d’un anti-tsiganisme répandu et banalisé. « Même à l’école les enfants roms sont discriminés, poursuit vivement Clélia. On nous appelle régulièrement pour intervenir sur le thème de l’anti-tsiganisme. Comment se fait-il qu’il n’y ait personne à l’Éducation nationale pour le combattre ? » Bien souvent dans l’impossibilité de se laver ou de changer de vêtements, et ne parlant pas toujours le français, les enfants du bidonville sont fréquemment relégués au fond de la classe et harcelés par leurs camarades.
Certains professeurs se posent des questions sur ces élèves pas comme les autres. « Une enseignante est venue voir ses élèves au bidonville quand elle a su ce qui s’était passé, se souvient Clélia. Une autre est venue rencontrer les parents avant la rentrée. Et ça a tout changé, elle a tissé un lien très fort avec les familles. » Quant aux mairies et aux établissements scolaires, ils ne facilitent pas la tâche aux parents : à Saint-Ouen, à Pierrefitte, à Bondy, à Saint-Denis et ailleurs, les démarches ont été particulièrement chaotiques pour inscrire les enfants roms à l’école. « Parfois, même moi qui suis travailleuse sociale, je suis discriminée en raison de mes origines roms et je n’arrive pas à faire les démarches ! Alors, que les parents y aillent seuls, c’est impensable », raconte Larissa avec un soupir excédé.
Être rom peut être lourd à porter, qu’on vive en bidonville ou ailleurs. Larissa aussi a peur de se faire attaquer. « Moi non plus je n’ai pas envoyé mes enfants à l’école pendant les agressions, avoue-t-elle. C’est dur de les rassurer alors que moi-même je suis terrifiée. Je n’ai jamais caché mes origines, mais j’ai encore peur aujourd’hui. »
Elena aussi intervenait régulièrement à Bondy en tant qu’assistante sociale avec une autre association. Mais un soir, alors qu’elle allait acheter des cigarettes au bar-tabac à côté de son immeuble, elle a été prise à partie par un groupe d’hommes. Depuis, impossible de retourner travailler : la jeune femme vit dans la crainte que cela se reproduise. « Je ne mets plus mes écharpes traditionnelles et je ne parle plus romani car j’ai peur d’être repérée et agressée, raconte-t-elle en serrant sa tasse de café dans ses mains. Je ne suis plus capable de sortir seule. »
Deux hommes encapuchonnés passent devant le portail de la résidence. Elena s’interrompt et les suit anxieusement du regard jusqu’à ce qu’ils disparaissent. « J’ai cru qu’ils allaient me tuer la dernière fois, reprend-elle en essuyant ses larmes. D’autres membres de ma famille ont aussi été pris à partie. Mes frères, mes sœurs et mes neveux ne sortent plus. On s’appelle, on essaie de se soutenir mais on est terrorisés. On avait déjà quitté la Roumanie à cause de ça. Sur Internet, des Roumains félicitent la France pour les agressions… »
Elena espère retourner travailler bientôt, mais elle voit passer ses agresseurs tous les jours. « Je cherche un psy mais c’est cher, je pense à déménager », avoue la jeune femme, désespérée. Et ce n’est pas fini. Une mère du bidonville de Bondy a été témoin d’une nouvelle agression lundi 5 avril. Alors qu’elle allait prendre le tramway avec ses enfants, elle a vu un groupe d’hommes s’en prendre à une habitante du bidonville voisin, peuplé de Moldaves.
Malgré la peur, les parents commencent toutefois à revenir vers le camion-école. Un père frappe à la porte : il veut que sa fille reprenne les cours. Rendez-vous à 14 heures. En attendant une mise à l’abri de ces familles qui ne vient pas, seule la porte du camion-école leur reste ouverte.