Au Soudan, les crimes de guerre n’empêchent pas le business…

Depuis décembre, des manifestations contre le régime d’Omar El-Béchir sont violemment réprimées. Ce qui ne dissuade pas la France et l’UE de tisser des liens de coopération et d’affaires avec le tyran, spécialement sur les questions migratoires.

Hugo Boursier  • 3 avril 2019 abonnés
Au Soudan, les crimes de guerre n’empêchent pas le business…
© photo : Manifestation antigouvernementale à Omdourman, dans la banlieue de Khartoum, le 10 mars 2019.crédit : AFP

Une cinquantaine de personnes s’installent dans le large auditorium habillé de bois de Business France, au 77, boulevard Saint-Jacques, à Paris. Cet établissement chargé de soutenir les investissements français à l’étranger organisait le 12 février un « atelier d’information sur le Soudan ». Un invité, qui requiert l’anonymat, a pu nous raconter de l’intérieur ce meeting pro-business – avec des intervenants venant de loin puisque l’ambassadrice française en poste à Khartoum, Emmanuelle Blatmann, a fait le voyage. L’occasion est trop belle pour vanter, selon elle, « la reprise de la croissance » de ce pays, qui, « en dépit de son image, mérite l’attention de tous ». Notamment celle de son auditoire, constitué de plusieurs banques, dont Lazard Frères, d’entreprises liées à l’énergie, dont Total, de groupes agroalimentaires ou œuvrant dans le BTP, comme Vinci, sans oublier les champions de l’armement et de la sécurité, Airbus et Thales, mais aussi des représentants du ministère des Affaires étrangères et de la délégation de l’Union européenne au Soudan.

Au même moment, la population soudanaise s’apprête à célébrer son deuxième mois de contestation du régime d’Omar El-Béchir, un général de 75 ans arrivé au pouvoir par un coup d’État en 1989 et visé par un mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale pour génocide, crimes de guerre et crimes contre l’humanité au Darfour. Les premières manifestations ont éclaté le 19 décembre à Atbara, au nord, contre la cherté de la vie et le triplement du prix du pain, annoncé la veille par le gouvernement. En quelques jours, c’est le départ du leader et la fin d’un système corrompu qui sont exigés par la population dans des rassemblements dont l’ampleur reste inédite depuis trente ans. Selon Human Rights Watch et Amnesty International, au moins 51 manifestants ont été tués, et plus de 1 000 personnes emprisonnées. Dix jours plus tard, El-Béchir proclame l’état d’urgence pour une durée d’un an, raccourcie à six mois début mars par le Parlement, et interdit les manifestations non déclarées.

L’ambassadrice poursuit.

L’arrêt des subventions pour le blé a provoqué en décembre 2018 une crise sociale qui dure encore aujourd’hui. La contestation du régime reste toutefois peu importante, minimise-t-elle, avec des dizaines, voire quelques centaines de manifestants dans les rues. Le régime ne réprime pas autant qu’il le pourrait.

Certes, le gouvernement d’El-Béchir a moins réprimé que lors de précédentes manifestations, en 2013, dont le bilan avait été de 200 morts en moins d’une semaine. Mais certains témoignages montrent tout de même l’extrême violence des forces de l’ordre. Comme celui de Djibril, 29 ans, arrêté en marge d’une manifestation et cité par Libération : « Un groupe d’hommes m’a mis de force dans un bus avec une trentaine d’autres personnes. Nous sommes arrivés dans un grand pénitencier où nous avons été jetés dans une salle réfrigérée. Certains détenus pleuraient, d’autres se faisaient pipi dessus tellement ils avaient peur. Je suis resté là cinq heures à me faire fouetter sans relâche, avant d’être transféré. On n’avait pas le droit de dormir : la journée, on devait rester debout au soleil, et la nuit, s’allonger dans l’herbe mouillée. Dès qu’on s’assoupissait, on était réveillés (1). » À Paris, invités à parler du « secteur privé sain et dynamique » de leur pays, comme l’annonce une présentation consultée par Politis, deux industriels soudanais avouent, à l’écart du reste des convives, leur incompréhension au sujet de cette réunion pro-business maintenue dans la période actuelle…

Contrôle des frontières

Pour l’instant, très peu d’entreprises européennes sont installées au Soudan, en raison d’une crise économique enracinée depuis plusieurs années. Mais le marché pourrait s’ouvrir – c’est en tout cas ce que veut (faire) croire Business France. En octobre 2017, la levée des sanctions américaines a donné un premier signal d’ouverture commerciale, confirmé par un probable retrait du Soudan de la liste des pays finançant le terrorisme. Ce dernier verrou, cependant, n’avait pas empêché un rapprochement diplomatique entre l’Europe et le Soudan entamé il y a plusieurs années, comme le confirme la venue à Paris du chef des services de renseignement soudanais, Salah Gosh, en octobre 2018. Un voyage au cours duquel celui qui est suspecté d’être un des principaux organisateurs du génocide au Darfour, selon les Nations unies, a pu rencontrer la vice-présidente de l’Assemblée nationale, Carole Bureau-Bonnard, et le député Jean-Baptiste Djebbari, président du groupe d’amitié France-Soudan (tous deux LREM), mais aussi les services de la DGSE, selon des informations de StreetPress.

Difficile pour l’Union européenne de refuser quoi que ce soit au Soudan. Le pays est devenu un acteur central dans sa politique d’externalisation du contrôle des frontières. On le sait pour la Libye, avec le financement de ses gardes-côtes et la livraison par la France de six bateaux semi-rigides de type militaire (2). Peut-être moins pour le Soudan, avec lequel le « processus de Khartoum » a été initié en 2014. « L’Europe s’est rendu compte que le Soudan était dans une région marginalisée sur le plan du contrôle des immigrations illégales, puisque l’Afrique de l’Est ne faisait pas partie d’accords bilatéraux », explique Pauline Brücker, doctorante au Centre de recherches internationales (Ceri). « Après la mort de Kadhafi, elle veut mettre en place un nouveau verrou, se disant que le Soudan est le pays où passent les exilés de Somalie, d’Érythrée et d’Éthiopie », renchérit Clément Deshayes, doctorant à Paris-8 et au Centre d’études et de documentations économiques de Khartoum. Créé pour lutter contre la traite et le trafic de migrants clandestins, et prétendant œuvrer à la protection des droits humains, ce pacte s’attache surtout à contrôler les frontières soudanaises. En y mettant le prix : en 2015, en plus du processus de Khartoum, Bruxelles crée un « fonds fiduciaire d’urgence pour l’Afrique » de plus d’un milliard d’euros en direction de plusieurs pays, dont le Soudan. Une enquête d’Oxfam révèle toutefois que « seulement 3 % du budget est alloué au développement de routes sûres et régulières (3) ».

Dans les poches des milices

Dès sa mise en place, la nouvelle coopération essuie de vives critiques. « Les organisations de droit international et l’opposition soudanaise ont dénoncé ce partenariat en soulignant que le pays était lui-même producteur de réfugiés, puisqu’il menait des guerres dans la région. De plus, l’argent européen envoyé pour contrôler les frontières est suspecté d’atterrir entre les mains d’anciens janjawids, ces milices entretenues par Khartoum et responsables de tueries de masse au Darfour », indique Clément Deshayes. Si l’UE s’en est toujours défendue, en 2016, le leader des Rapid Support Forces, une unité spéciale d’anciens janjawids, s’est tout de même présenté comme un exécutant de la politique de l’UE, à qui il demandait des récompenses après avoir arrêté 1 500 migrants. « Nous avons demandé à plusieurs reprises à la Commission si l’argent européen allait dans les poches des janjawids, explique Marie-Christine Vergiat, eurodéputée (Gauche unitaire européenne) mobilisée sur ces questions. On nous a toujours répondu que non, sans autres précisions. De fait, des fonds arrivent au Soudan et on ignore où ils vont précisément. »

S’il ne finance pas directement le régime, le processus de Khartoum a-t-il pu le consolider ? « Le système d’El-Béchir se renforce incontestablement par ces coopérations. Sur le plan institutionnel, il permet de former des gens, de mobiliser des unités de police. Et, symboliquement, cet accord a sorti le Soudan de son isolement et l’a hissé au rang de partenaire de l’UE. C’est une victoire pour le régime », analyse Pauline Brücker. En plus du processus, El-Béchir peut désormais s’enorgueillir de mener un « dialogue stratégique » avec l’Angleterre, d’avoir un accord de coopération policière avec l’Italie et la Norvège, et d’envoyer ses officiels dans les centres de rétention administrative belges et français pour identifier certains exilés et participer à leur expulsion (4).

Rafistolage de façade

Alors, face au mouvement de contestation au Soudan, la diplomatie européenne semble gênée. Le 22 janvier, au cours d’un point presse, Jean-Yves Le Drian, ministre des Affaires étrangères, évite de répondre quand un journaliste lui demande s’il soutient le maintien d’El-Béchir comme candidat aux élections présidentielles de 2020, alors que la Constitution le lui interdit. Le 28 février, la haute représentante de l’UE au Soudan finit par déclarer que « les mesures adoptées dans le cadre de l’état d’urgence et le rôle accru de l’armée dans la gouvernance du pays restreignent encore plus les libertés fondamentales et sapent l’offre récente d’un nouveau dialogue politique ». Elle assure qu’elle « continuera de suivre la situation et d’examiner l’impact des mesures prises par le gouvernement soudanais sur ses relations avec l’UE ». Pour Jacky Mamou, président du collectif Urgence Darfour, « les Occidentaux sont terrifiés à l’idée que le Soudan devienne une nouvelle Somalie. Ils aimeraient un rafistolage de façade, avec un certain nombre de gages d’ouverture, sans changer fondamentalement la structure du pouvoir. Pour cela, ils sont prêts à tous les compromis (5) ».

Interrogée, la délégation de l’Union européenne au Soudan reste sur la même ligne que l’ambassadrice de France à Khartoum. Pour elle, la contestation actuelle demeure minime, en dépit des nombreuses alertes des ONG et de la société civile. Signe d’un malaise palpable, elle a refusé que ses réponses soient rendues publiques, malgré son implication centrale dans la coopération avec ce pays.


(1) « Soudan : “Un mot de trop et c’est fini, on disparaît” », Libération, 6 mars.

(2) Selon l’annonce du ministère des Armées le 21 février.

(3) « An Emergency for Whom ? », Oxfam, 2017.

(4) Entre 2011 et 2017, 317 Soudanais ont été expulsés de France vers Khartoum, selon les chiffres d’Eurostat.

(5) Lire sa tribune parue dans le JDD du 9 mars.

Monde
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