Francesca Melandri : « Rendre les nuances de la réalité »
Francesca Melandri publie Tous, sauf moi, un roman qui, à travers l’histoire d’un patriarche, lie les flux migratoires de notre époque au passé colonial et fasciste de l’Italie.
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Scénariste, auteure d’un documentaire sur une survivante d’Auschwitz, Francesca Melandri s’est lancée en littérature il y a une dizaine d’années. Elle a publié Eva dort (2012), Plus haut que la mer (2015) et désormais Tous, sauf moi (1).
Vos trois romans reviennent sur l’histoire italienne. Pourquoi cette nécessité ?
Francesca Melandri : Ces trois livres, qui peuvent être lus indépendamment, forment une trilogie : la trilogie des pères. L’idée centrale est la même pour les trois romans, appliquée à l’histoire de l’Italie : les structures psychiques qui règlent les sentiments très intimes, les relations privées, familiales, amoureuses fonctionnent de la même façon que les macrostructures, celles de la politique, de l’histoire, de la société. J’ai voulu déployer cette idée à travers trois exemples et montrer que les histoires familiales ne peuvent être racontées indépendamment de l’histoire du pays.
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Les thèmes de l’histoire italienne que j’ai abordés dans ces romans ont été traités en littérature et au cinéma ou trop peu ou abondamment, mais pas de façon assez concrète, trop idéologique par exemple pour ce qui concerne les années 1970, les années de plomb. Je ne vois qu’une seule exception : les films de Marco Bellocchio (2).
Avec Tous, sauf moi, j’ai voulu aborder la question du lien indissociable entre le passé colonial et notre présent des grandes migrations. En Italie, l’expérience coloniale a rarement été racontée. Il y a eu le grand livre d’Ennio Flaiano, Un temps pour tuer, en 1947, puis plus rien. Les choses commencent à changer depuis quelques années. On publie des récits, des romans, dont les auteurs, d’ailleurs, sont pour la plupart des femmes.
Qu’en est-il des travaux d’historiens italiens sur la période coloniale ?
Depuis les années 1970, ils sont nombreux. Il n’y a plus de controverses sur les faits. Ceux que je raconte dans mon livre, notamment les massacres ou l’usage de gaz, sont reconnus. Mais cette historiographie universitaire n’a pas touché la société italienne : cela reste un savoir confidentiel. À l’école, l’histoire coloniale est abordée depuis peu. Comme je vous le disais, pendant longtemps il n’y a pas eu de romans, pas de films non plus pour toucher le grand public.
En outre, il existe une expression très symptomatique, désignant le peuple italien : « Italiani brava gente », les « braves gens ». Elle est issue de la Seconde Guerre mondiale. C’est problématique, naturellement, parce que l’Italie a commencé cette guerre aux côtés des nazis. Mais il y a eu l’armistice du 8 septembre 1943, puis l’occupation nazie pendant un an et demi, qui a été terrible, avec un puissant mouvement de résistance. Résultat : cette période a recouvert la précédente. Et, dans l’après-guerre, on a éprouvé le besoin compréhensible d’élaborer une mythologie identitaire pour reconstruire le pays et associer les citoyens à une république démocratique antifasciste.
Quand Berlusconi faisait l’éloge de Mussolini, comme il est mentionné dans le livre, quelles étaient les réactions alors ?
Il n’y en avait pas. Berlusconi a fait pour la première fois ce à quoi on assiste aujourd’hui tous les jours avec Salvini et consorts : citer Mussolini comme quelqu’un que l’on peut prendre en exemple.
Pour montrer le lien direct entre la colonisation et les flux migratoires, vous avez choisi un personnage qui a fait jadis un enfant à une Éthiopienne. Pourquoi ?
En commençant mes recherches pour ce livre, je ne pensais pas mettre en scène une descendance. Mais je me suis rendu compte que les familles mélangées, nées de la rencontre entre les colons italiens et les femmes d’Éthiopie, étaient très nombreuses. Beaucoup d’enfants ont été laissés, oubliés en Éthiopie. Cela fait partie du déni de la guerre coloniale. Et cela relève de la part très intime des individus. C’était donc au cœur de mon projet. On ne nie pas la guerre en Éthiopie, mais on nie l’existence de quelqu’un, c’est-à-dire d’un fils ou d’une fille.
Ce qui relie profondément les êtres, qu’ils soient éthiopiens, italiens ou français, c’est bien précisément qu’ils sont des êtres humains. Il n’y a pas besoin d’être du même sang…
C’est exactement pourquoi la fin du roman réserve une surprise.
Comment décririez-vous la construction de votre livre ?
La vie d’Attilio Profeti est racontée à rebours, en la croisant avec des faits du présent, celui de 2008 à 2010. Cette structure était nécessaire pour développer le thème du livre, qui est : que fait-on du passé dans le présent ? En Italie, un article de presse a parlé d’un travail de fouille archéologique à propos de mon roman. C’est assez juste : plus on creuse, plus on va vers le passé, mais les pieds de l’archéologue, eux, restent en permanence dans le présent.
Cette structure ne relève pas d’un exercice formel. En revanche, cette forme est consubstantielle au contenu. Pour mes trois livres, je me suis posé cette question : quelle est la seule forme juste pour raconter cette histoire ?
Tous vos personnages sont complexes, y compris Attilio Profeti, qui s’est mal conduit, a fait preuve de lâcheté, a écrit des horreurs racistes et a été un fasciste actif…
Attilio Profeti, en effet, n’est pas un monstre. Je voulais un personnage qui ne soit ni un criminel fasciste se livrant à la torture ni un héros. Je voulais raconter la grande majorité des Italiens pendant le fascisme. Avez-vous déjà rencontré quelqu’un qui était totalement noir ou blanc ? Moi, non. La tâche d’une romancière est d’exprimer l’expérience d’être humain. Or, au long de ma vie, je n’ai rencontré que des gens complexes, avec plusieurs facettes. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un d’un seul tenant.
À un moment donné vous abordez la question de l’unicité du point de vue, qui est la condition de chaque individu. En tant que romancière, vous luttez contre cela, vous élargissez l’horizon du lecteur…
C’est paradoxal. D’une part, l’imagination et l’empathie me permettent d’être à l’intérieur des personnages. D’autre part, c’est ce que soulève le passage auquel vous faites allusion, il y a l’incapacité de comprendre entièrement l’autre. C’est le mystère de l’autre, qu’il faut accepter pour avoir des relations humaines respectueuses. En tant que romancière, j’occupe les deux positions, qui sont toutes deux précieuses.
Êtes-vous une romancière politique ?
Être politique en littérature n’a pas forcément à voir avec les thèmes abordés. Il se trouve que j’ai aussi choisi des thèmes politiques. Mais, dans notre monde, la politique réduit tout au niveau du slogan, apporte des réponses simplistes. Alors, selon moi, la chose la plus politique que je puisse faire dans l’écriture, c’est de rendre les nuances de la réalité, de proposer à mon lecteur un regard plus complexe sur la réalité. Cela peut être accompli dans un livre qui parle d’histoire coloniale et de migrants comme celui-ci, mais aussi dans un roman d’amour.
Vous vous êtes rendue à deux reprises en Éthiopie pour écrire ce livre. Comment y avez-vous été reçue ?
Très bien. Les derniers mots du roman sont ceux d’un ancien partisan éthiopien qui m’a accueilli merveilleusement dans sa maison. Les Éthiopiens, contrairement aux Italiens, se rappellent tout de la période de l’occupation coloniale. Mais, au niveau personnel, ils n’ont pas de problème avec les Italiens qui leur rendent visite. C’est un exemple de sagesse.
(1) Tous chez Gallimard.
(2) Notamment avec Buongiorno notte (2003) et Vincere (2009).
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