Gilets jaunes : délit de contestation
Acte après acte, les manifestants sont confrontés à une justice sévère, expéditive et liberticide.
dans l’hebdo N° 1547 Acheter ce numéro
Ici, l’ambiance est feutrée. Pas de plaintes douloureuses arrachées par des LBD au bruit sourd. Pas de grenades assourdissantes sifflant aux tympans. Pas plus que de souffle nauséabond des palets de lacrymo. Ici, les avocats murmurent à l’oreille de leurs clients et les proches des prévenus écoutent les réquisitions du procureur en silence. Au palais de justice de Paris, face à un gilet jaune sous escorte policière, une magistrate rend son jugement : « Le tribunal vous condamne à trois mois de prison ferme. » Certaines paroles frappent, foudroient, enferment. Depuis l’acte 1 du mouvement, la lutte ne se cantonne pas à la rue. Elle se poursuit dans les tribunaux correctionnels, où 4 000 gilets jaunes (1) ont défilé devant les juges. Nul besoin d’être un « émeutier » : être « complice du pire » suffit. Du contestataire au délinquant, il n’y a qu’un pas.
« Nous vivons l’aboutissement d’un processus amorcé depuis les manifestations contre la loi travail », décrypte un policier de SUD Intérieur qui a souhaité garder l’anonymat. Le syndicaliste pointe la judiciarisation du maintien de l’ordre, qui se traduit par un nombre croissant d’interpellations. Entre les samedis 24 novembre et 8 décembre, elles ont été multipliées par dix. Bilan : plus de 9 000 gilets jaunes placés en garde à vue. Cette privation de liberté doit être retenue si une personne a commis ou tenté de commettre un délit, et est strictement encadrée par la loi. Mais cette procédure a été détournée de ses fonctions premières, comme l’a révélé Mediapart (2). La préfecture de police a ordonné aux officiers de police judiciaire (OPJ) de placer systématiquement en garde à vue tout gilet jaune interpellé. Même sans charges suffisantes.
Cette politique répressive est parfaitement accordée – pour ne pas dire articulée – avec les instructions de Rémy Heitz, procureur de la République de Paris. Dans une note révélée le 30 janvier, par Le Canard enchaîné, le chef du parquet parisien intime à ses procureurs de prolonger les gardes à vue au moins jusqu’au samedi soir. La note datée du 12 janvier ne s’en cache pas : il faut éviter « que les intéressés ne grossissent les rangs des fauteurs de troubles ». Un dévoiement liberticide aux yeux de Laurence Roques, présidente du Syndicat des avocats de France (SAF) : « Rémy Heitz n’est pas préfet, il est procureur de la République. Il doit veiller au respect de la loi, pas faire du maintien de l’ordre ! »
Une autre pratique se généralise : les défèrements pour rappel à la loi. À l’issue de la garde à vue, au lieu d’être relâché ou jugé, l’intéressé se voit conduit au tribunal pour être présenté au procureur. Le magistrat ne sanctionne pas mais adresse un avertissement. « Pour des dossiers aussi vides, je n’ai jamais vu ça. J’y vois une méthode excessivement cérémoniale pour menacer, dissuader de revenir en manifestation », observe Anne-Laure Maduraud, vice-présidente de la cour d’appel d’Angers et membre du Syndicat de la magistrature (SM). La présidente du SAF, elle, y voit une faiblesse : « Cette alternative aux poursuites arrange le parquet, elle permet d’éviter la relaxe du prévenu lors d’un procès avec des dossiers mal ficelés. »
Frapper vite. À la veille de l’acte 2, Nicole Belloubet suggérait aux procureurs de recourir aux comparutions immédiates pour « les faits les plus graves ». Le choix de cette procédure accélérée n’est pas anodin. En moyenne, une affaire s’y traite en 29 minutes, selon une étude menée au tribunal de grande instance de Marseille (3). Six minutes reviendraient aux avocats pour défendre leurs clients. « Généralement pour tenter de prouver la volonté de ne pas participer à un groupement en vue de commettre des dégradations ou des violences », peste Laurence Roques. « C’est la preuve impossible, le choix de ce chef d’accusation nous met en difficulté », commente-t-elle.
Frapper fort. Pour une personne jugée en comparution immédiate, la probabilité d’être condamnée à de l’emprisonnement est multipliée par 8,4, selon des universitaires nantais (4). Cette sanction représente 40 % des 2 000 peines prononcées à l’encontre de gilets jaunes. « Des condamnations extrêmement lourdes et à la chaîne », constate Arié Alimi, avocat pénaliste et membre de la Ligue des droits de l’homme. Le défenseur de nombreux manifestants témoigne : « J’ai déjà plaidé jusqu’à une heure et demie du matin. Bien défendre, bien comprendre, bien juger ne peut pas se faire dans ces conditions. » Dans un avis rendu en février, le Conseil de l’Europe a dénoncé la précipitation des autorités judiciaires.
Un homme comparaît devant le tribunal correctionnel de Paris. Calme, les mains dans le dos, tête basse, il réclame sa remise en liberté dans l’attente de son jugement. Au 18e acte, des policiers l’ont arrêté et ont trouvé dans son sac deux flacons de parfums pris dans une boutique des Champs-Élysées. La procureure, intransigeante, réclame aux juges le rejet de sa demande : « Des manifs, il y en a chaque week-end, il pourrait y retourner. Le risque de réitération de l’infraction est trop grand ! » Le siège suit les réquisitions du parquet, le prévenu attendra dans une cellule à Fresnes. Son cas ne fait pas exception. Environ 400 manifestants sont actuellement emprisonnés, qu’ils soient définitivement condamnés ou en détention provisoire.
Pourtant, le profil type des gilets jaunes tranche par rapport aux prévenus habituellement jugés en comparution immédiate. Ces contestataires sont majoritairement insérés, en études ou employés, et sans antécédents judiciaires. Des marqueurs sociaux souvent valorisés dans les tribunaux pour éviter la prison. Claire Dujardin, avocate à Toulouse, dénonce une sévérité accrue : « Je défendais des militants lors de la loi travail, il n’y avait pas autant de personnes emprisonnées. Maintenant, il y a des condamnations de deux ou trois mois ferme pour des personnes sans casier judiciaire, sans possibilité d’aménagement ! Même si mes clients formulent des recours, l’appel intervient à la fin de leur peine, ça ne sert plus à rien… » Environ 30 gilets jaunes ont rejoint la maison d’arrêt de Toulouse-Seysses, déjà en surpopulation carcérale de 180 %.
Autre affaire au palais de justice de Paris. Un jeune homme comparaît libre, lui. Son avocate, bien avisée, avait refusé la comparution immédiate. Le 16 février, le juge l’a placé sous contrôle judiciaire et lui a interdit de se rendre à Paris le week-end. La contrainte est plus radicale pour certains, qui peuvent se voir déchoir de leur droit de manifester sur la voie publique pendant trois ans. Si la ministre de la Justice a orienté les parquets vers ces peines, aucun chiffre à ce jour n’a été communiqué sur leur utilisation. Les juges pourront perdre le monopole de cette sanction. La loi dite « anticasseurs » donne aux préfets le pouvoir d’interdire préventivement à une personne de manifester. Le texte, adopté par le Parlement le 12 mars, doit encore être examiné par le Conseil constitutionnel avant application.
Me Alimi met en garde : « Ces interdictions annonceraient le grand retour des notes blanches. » Ces documents, produits par les services de renseignement, avaient servi à justifier les assignations à résidence et les interdictions de séjour pendant l’état d’urgence. Elles ne comportent ni en-tête, ni référence, ni date, ni signature et peuvent faire office de preuve en droit administratif. À plusieurs reprises, le Syndicat des avocats de France avait vivement critiqué ces notes aux interprétations larges, parfois fausses et difficilement contestables.
Ian (5), militant écologiste assigné à résidence pendant la COP 21, en 2015, avait fait les frais de ces écrits aux airs de preuve irréfragable. « La surveillance ne s’est jamais terminée. Ça a eu des conséquences pour le reste de ma vie », raconte-t-il. La semaine dernière encore, lors d’un contrôle aléatoire dans une gare à Paris, des policiers l’ont arrêté en possession de munitions de maintien de l’ordre usagées. Ces objets lui servent de modèle pour des présentations au nom du collectif Désarmons-les, dont il est membre. En dépit du caractère inoffensif des projectiles, il subira 24 heures de garde à vue et verra son domicile perquisitionné, pour s’en sortir avec un simple rappel à la loi. Ian s’exaspère : « Chaque contrôle policier devient une angoisse. »
Les gilets jaunes font déjà l’objet de -techniques d’enquête intrusives. Après le saccage du Fouquet’s, le 16 mars, la préfecture de police de Paris a sorti les grands moyens. Des enquêteurs repèrent et identifient un couple de manifestants en possession de quatre fourchettes et d’un tabouret du restaurant parisien. Leurs téléphones font l’objet d’une géolocalisation et leurs historiques d’appels sont scrutés : le couple se trouve dans l’Indre-et-Loire. La préfecture obtient une extension territoriale de compétence : la police judiciaire parisienne vient les chercher directement à leur domicile près de Tours. Arié Alimi, avocat des deux contestataires, hallucine : « Je n’avais vu ça que dans les affaires de réseaux de narcotrafiquants… »
(1) Chiffre donné par Nicole Belloubet lors de son audition devant la commission des lois de l’Assemblée nationale le 27 mars.
(2) « Des policiers témoignent : “On est obligé d’accepter des instructions illégales” »,Mediapart, 14 mars.
(3) « Les comparutions immédiates au tribunal de grande instance de Marseille », Observatoire régional de la délinquance et des contextes sociaux, juillet 2016.
(4) « La justice pénale est-elle discriminatoire ? », Virginie Gautron, Jean-Noël Rétière, colloque « Discriminations : état de la recherche », décembre 2013.
(5) Le prénom a été changé.