Lanceurs d’alerte : des héros de plus en plus banals

Ancien espion dans la finance offshore, Maxime Renahy publie un témoignage sur l’évasion fiscale et s’engage pour un mouvement de contre-expertise citoyenne en pleine structuration.

Erwan Manac'h  • 10 avril 2019 abonné·es
Lanceurs d’alerte : des héros de plus en plus banals
© photo : Le 9 novembre 2017, le « Jersey Evening Post » titrait sur la mise en accusation de l’île à l’occasion de la publication des « Paradise Papers ».crédit : OLI SCARFF/AFP

Maxime Renahy a 28 ans lorsqu’il débarque sur l’île de Jersey, langue de terre grande comme Paris qui barbote au large de la Normandie dans la douceur du Gulf Stream et d’une fiscalité à 0 % pour les actionnaires des entreprises étrangères. Petite main qui grandit vite, il y fait son nid, fasciné par cette île aux secrets où transitent les flux financiers du monde entier. Il entame alors une double vie qui durera cinq ans. Côté clair, il gère des fonds dans un cabinet d’avocats d’affaires nommé Mourant. Son métier est notamment de faire croire au fisc français, grâce à une documentation factice, que les fonds placés par des Français à Jersey sont bien gérés depuis le micro-territoire. Autrement dit, il doit « animer le vide » des sociétés-écrans. Côté sombre, Maxime Renahy sert d’informateur à la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE).

« Trahir » s’est imposé immédiatement à l’esprit de ce petit-fils de résistant, « pour servir le bien commun ». Un déclic a aidé : la vente en juillet 2007 de l’entreprise Samsonite, qui, grâce à la fermeture de son usine à Hénin-Beaumont (Pas-de-Calais), a offert une plus-value de 800 % à ses actionnaires, parmi lesquels on retrouve Mitt Romney, futur candidat à la présidentielle américaine de 2008.

Maxime Renahy questionne, farfouille, laisse traîner une oreille dans son open space, socialise à tous crins et multiplie les conquêtes. Il pénètre dans tous les recoins de ce « micro-lieu qui facilite les rencontres », « petit monde, entre-soi qui se croit à l’abri de tout » et découvre une « caste des ultra-riches qui souffre d’avoir trop » et se confond en « dédain, mépris et dépressions ». Par son patient travail d’informateur, le professionnel aide la DGSE à décrypter la masse d’informations interceptées, rédigées dans un anglais très technique. Il apporte également une montagne de documents sur l’obscur enchevêtrement de sociétés-écrans mis en place par les multinationales pour cacher leurs bénéfices. Une « poupée russe » juridique qui rend toute traçabilité impossible pour le fisc. Il y a là l’assureur Axa ; l’empire Domino’s Pizza et ses 103 % de retour sur investissement en dix ans grâce à un montage sophistiqué offshore ; la congrégation des Légionnaires du Christ ; ou encore le groupe propriétaire des médias RMC et BFM TV, détenu en partie par une cascade de sociétés, qui conduit à Jersey via les Pays-Bas.

Bataille de l’information

Mais les services français ont été clairs avec le lanceur d’alerte : l’évasion fiscale n’est pas leur sujet. Ce sont les flux financiers, les velléités des fonds d’investissement sur les marchés stratégiques, les investissements des puissances étrangères et les rétrocommissions dans les ventes d’armes qui les intéressent. « L’État français ne fait que protéger les sociétés dans lesquelles il a lui-même des intérêts », écrit Maxime Renahy, amer. Et Jersey est un nœud névralgique de la finance mondiale, ce qui offre aux renseignements français un poste d’observation incomparable. Et cela reste vrai après la mutation de Maxime Renahy au Luxembourg, décidée en 2010 sur fond de suspicion après une vague de perquisitions chez tous les clients de sa compagnie.

Rincé et frustré, Maxime Renahy dépose les armes en février 2013 pour se lancer dans la permaculture dans un village des Vosges. Mais il choisit surtout de témoigner dans un livre (1) à destination du grand public pour prolonger sa démarche initiale. Celle d’un lanceur d’alerte « optimiste et enthousiaste » devant ce qu’il croit voir émerger comme un profond mouvement issu de la société civile. « Nous pouvons mettre la lumière sur ces pratiques, exercer une pression juridique et médiatique sur les multinationales, assure-t-il. Leur pouvoir repose sur une croyance que nous pouvons remettre en cause. Nous avons un pouvoir d’agir et je crois que nous sommes au début d’un cycle. Ce qui explique que la résistance, en face, soit si forte. »

Beaucoup d’acteurs de la société civile ont également fait ce constat : pour changer les choses, la bataille de l’information sera déterminante. Et les lanceurs d’alerte ont un rôle majeur à jouer. C’est un mouvement déjà ancien, impulsé à partir des années 1970-1980, lorsque la litanie des scandales sanitaires, environnementaux, nucléaires, etc. jette un profond discrédit sur les expertises publiques lorsqu’il s’agit de prévenir les risques. La contre-expertise citoyenne apparaît alors de plus en plus nécessaire. Les révélations fracassantes de ces dernières années, de celles conduisant à l’affaire Weinstein, à l’origine du mouvement #MeToo, à celles impulsées par Edward Snowden sur le programme de surveillance de masse de l’Agence nationale de sécurité américaine (NSA), « ont montré que des révélations de lanceurs d’alerte peuvent amener des changements majeurs », note Jean-Philippe Foegle, chargé de mission pour la Maison des lanceurs d’alerte, inaugurée en novembre.

Pressions

Tout l’enjeu est donc d’accompagner et de protéger ces derniers, qui subissent des pressions quasi systématiques. Pressions économiques, pour des personnes souvent licenciées et « grillées » dans leur milieu professionnel, ou juridiques, comme l’a encore montré, le 16 janvier, l’arrestation de Rui Pinto, le hacker à l’origine des « Football Leaks ». « Avec l’affaiblissement des syndicats et des schémas collectifs, les gens qui voulaient lancer des alertes se sont progressivement retrouvés isolés », observe Jean-Philippe Foegle. La société civile est donc en train de se structurer pour protéger ces citoyens volontaires.

« Je me suis aperçu que beaucoup de gens d’horizons différents avaient des informations à révéler, mais ne savaient pas comment s’y prendre », rapporte Maxime Renahy, qui travaille désormais comme expert en « intelligence économique » au service d’ONG, de syndicats et d’associations. Il compte également épauler les lanceurs d’alerte via la plateforme numérique lanceuralerte.org, en tissant autour de chacun d’eux une expertise et une stratégie judiciaire, militante et/ou médiatique.

Depuis 2015, la Fondation Sciences citoyennes et Transparency International ont également fédéré autour d’elles le réseau de 17 associations et syndicats qui a donné naissance à la Maison des lanceurs d’alerte. « Ces associations ont toutes eu à traiter des cas individuels et se sont rendu compte que, seules, elles n’avaient pas les moyens de les accompagner », raconte Jean-Philippe Foegle. La structure doit donc leur offrir une aide juridique et technique, pour apprendre à communiquer de manière cryptée, ainsi qu’une aide sociale et psychologique, et des conseils pour médiatiser leur affaire.

Les deux associations initiatrices du projet militent aussi depuis 2013 pour unifier les différents textes de loi sur le sujet. Une première incursion juridique a été obtenue cette année-là pour protéger les citoyens aux avant-postes dans le domaine des risques sanitaires et environnementaux, à la faveur d’une niche parlementaire écologiste au Sénat. L’affaire Cahuzac accélérait alors le mouvement de moralisation de la vie publique et faisait foisonner les mesures pour protéger, y compris financièrement, les lanceurs d’alerte, jusqu’à ce que la loi Sapin II, en 2016, les unifie. Mais les associations n’y ont pas retrouvé tous leurs petits : « Les thèmes énumérés dans la loi ne sont pas identiques aux lois précédentes, qu’elle supprime. La santé et l’environnement disparaissent au profit d’une formule large », analyse Olivier Leclerc, juriste et chercheur au CNRS, spécialiste des lanceurs d’alerte. Autre sérieux bémol, le texte indique une procédure à suivre en trois temps : l’alerte doit d’abord être formulée en interne, puis auprès des autorités, pour qu’ensuite, et seulement en cas d’échec des deux voies initiales, la presse puisse être sollicitée.

L’alerte reste donc un chemin de croix. La loi a néanmoins contribué à faire évoluer les mentalités, estime Olivier Leclerc. « Tout employeur [de plus de 50 salariés] ou organisme public doit mettre en place des procédures internes d’alerte et en informer ses salariés. Cela contribue à créer une culture de l’alerte. » Un projet de directive européenne a également été approuvé le 12 mars par le Parlement et les États membres. Son adoption constituerait une avancée sans équivalent et sa transposition en droit français permettrait d’élargir les domaines couverts par la loi Sapin II et de rendre la procédure en trois temps facultative.

Ce cheminement, espèrent les acteurs associatifs, doit peu à peu instituer des réflexes nouveaux. « Lancer l’alerte ne devrait plus être perçu comme un acte héroïque, mais comme quelque chose de banal, dans une société transparente », juge Jean-Philippe Foegle. Cette culture nouvelle pourrait aussi agir comme une graine semée dans l’esprit des acteurs du système, qui se sentent impuissants à le faire évoluer. Comme ce chef qui glissa un jour à l’oreille de Maxime Renahy, depuis ses bureaux de Jersey : « Je fais un travail bien triste. »

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(1) Là où est l’argent, Maxime Renahy, Les Arènes, 388 pages, 20 euros.

Économie
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