Le dernier des esclaves

Un texte inédit datant des années 1930 dresse le portrait d’un des ultimes survivants de la traite négrière arrivés aux États-Unis en 1860. Un récit essentiel.

Pauline Guedj  • 3 avril 2019 abonné·es
Le dernier des esclaves
© photo : Zora Neale Hurston a réalisé un travail d’anthropologue avant de devenir romancière. crédit : Library of Congress/wikimedia commons

Été 1860. Un cargo quitte les côtes d’Ouidah dans l’actuel Bénin. La mission du capitaine, William Foster, est de ramener en Alabama une centaine d’esclaves. Foster est hors la loi. Depuis 1808, la traite vers les États-Unis est illégale. Toutefois, certains planteurs, dont un dénommé Timothy Meaher, réclament son rétablissement. Il y a plusieurs versions de cette histoire, mais l’une d’entre elles évoque un pari. Face à un New-Yorkais qui lui assure qu’aucun esclave ne peut accoster en Amérique, Meaher mise 1 000 dollars. Non seulement des esclaves accosteront, mais c’est lui et ses frères qui arrangeront leur voyage. Pour remporter son pari, Meaher choisit Foster. À bord de son bateau, le Clotilda, seront parqués les derniers esclaves africains menés aux États-Unis.

1927 . Zora Neale Hurston, future romancière et figure de la Harlem Renaissance, est étudiante à l’université de Barnard à New York. Elle est l’élève de Franz Boas, l’un des fondateurs de l’anthropologie américaine. Lorsqu’elle découvre l’existence de Cudjo Lewis, dernier survivant du Clotilda, elle décide de partir en Alabama et de mener une série d’entretiens.

Pendant trois mois, Hurston rend visite à Cudjo. L’appelant par son nom africain, Olualé Kossola, elle lui explique : 

Je voudrais savoir qui vous êtes et comment vous êtes devenu esclave ; j’aimerais aussi savoir de quelle région d’Afrique vous venez, comment vous avez traversé vos années d’esclavage et comment vous vous en êtes sorti une fois libre.

En bonne anthropologue, Hurston prend son temps. Elle laisse s’instaurer des silences dans leur conversation, accepte d’être congédiée. Dans le livre, les interventions de Hurston et les expressions de Kossola sont retranscrites, et le lecteur assiste à une ethnographie, un portrait en train de se faire.

Chemin faisant, Kossola se livre. Il raconte son enfance, sa capture par le roi du Dahomey. Il revient sur son arrivée dans le barracoon où étaient parqués les esclaves avant la traversée, sa rencontre avec Foster, sa terreur sur un océan déchaîné, les plantations et puis, cinq ans après son arrivée, sa libération par des soldats de l’Union Army. La guerre de Sécession s’achève. Grâce à de maigres économies, Kossola construit le hameau d’Africatown, où s’installent avec lui d’autres anciens esclaves. Il raconte les séparations traumatiques qui ont fait sa vie. La perte de sa famille en Afrique, la perte de sa terre natale, la perte des compagnons du barracoon et puis le décès de son épouse et de ses six enfants. Lorsque Hurston veut le photographier, Kossola pose au cimetière parmi les siens.

Zora Neale Hurston travaille à la rédaction de Barracoon pendant quatre ans, mais elle peine à trouver un éditeur. On émet une condition : modifier la langue de Kossola. La jeune femme refuse et fera du maniement de la langue vernaculaire l’une des forces de son écriture. Pendant quatre-vingt-dix ans le manuscrit reste inédit, avant d’être enfin publié en mai 2018 aux États-Unis et ce mois-ci en français. À ce long silence, plusieurs explications. Zora Neale Hurston avait fini par privilégier la fiction et les textes plus autobiographiques. La préface du livre, signée Alice Walker, suggère aussi que le contenu du texte a pu en effrayer certains en abordant la question éminemment problématique des responsabilités africaines dans la traite.

Témoignage inédit, Barracoon est un texte incontournable qui met en lumière les différentes étapes de l’asservissement. Mais la force du récit empathique de Zora Neale Hurston ne s’arrête pas là. Après la guerre de Sécession, Kossola a vécu les affres de la Reconstruction, cette période où, sans pouvoir rentrer en Afrique, les esclaves libérés furent contraints de faire de l’Amérique leur unique destinée. C’est aussi là que se trouvent les germes des relations raciales contemporaines. Aujourd’hui, lire le parcours de Kossola offre une perspective historique essentielle pour comprendre les tensions fondatrices de l’Amérique.

Barracoon. L’histoire du dernier esclave américain, Zora Neale Hurston, traduit de l’anglais (États-Unis) par Fabienne Kanor et David Fauquemberg, JC Lattès, 250 pages, 20,90 euros.

Littérature
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