« Monrovia, Indiana », de Frederick Wiseman : la petite ville dans la prairie
Dans Monrovia, Indiana, Frederick Wiseman dresse le portrait d’un bourg du Midwest dont les habitants rêvent de vivre comme leurs ancêtres et de rester entre eux pour l’éternité.
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À considérer les films récents de Frederick Wiseman, Monrovia, Indiana est un peu le pendant d’In Jackson Heights (2015). Le cinéaste y montrait la vie dans un quartier populaire de New York, implanté dans le Queens, où de nombreuses communautés coexistent. À sa façon, le film dessinait un visage démocrate des États-Unis, citadin, métissé, cosmopolite. Changement complet de décor ici : on se trouve au cœur d’un paysage rural situé dans le Midwest, où la principale activité est l’agriculture, et la population presque uniformément blanche. Frederick Wiseman dresse le portrait d’une bourgade de 1 400 habitants, Monrovia, dans l’Indiana, dont l’une des caractéristiques est d’avoir voté à 76 % pour Donald Trump.
Mais la politique ne sera jamais évoquée. Ou, plus exactement, elle suinte de toutes les images, sans que le documentariste, fidèle à sa manière, ne se livre à un quelconque commentaire de cet ordre ou ne se mette lui-même en scène, comme d’autres le font en accordant à leur personne la faculté de mieux révéler une situation. Ceux-là ne pèsent pas lourd, en matière de film politique, face à un Wiseman qui met à nu, sans la béquille du discours (qui finit par faire paravent), ce qui dans des attitudes, des corps, des réunions de comices agricoles ou de conseils municipaux, des rites et des croyances fait politique, exprime une vision du monde, manifeste une perception de soi dans un environnement.
Les premières minutes de Monrovia, Indiana suffisent à prendre la mesure du génie du cinéaste pour suggérer l’essentiel d’un lieu, son esprit et sa matérialité. En une suite de plans fixes de quelques secondes, tout est posé : des parcelles de terrains agricoles, qui respirent la quiétude et les pesticides qu’on y déverse, et des fermes d’élevage, avec bœufs et cochons, alternent avec de vastes maisons confortables, voire cossues, devant lesquelles sont garés de gros 4 × 4. Puis, très vite, on se retrouve dans une réunion des Disciples du Christ de Monrovia, où un prêtre explique que les « tribulations » dont parle la Bible « affectent nos vies » jusqu’au jour où « Dieu remettra tout en place ». Bienvenue dans l’Amérique traditionnelle, pieuse et conservatrice, où, dans la boutique de tatouage, on choisit de se faire inscrire sur la peau le mot « Pardonnez » et un psaume de David…
Des images qu’il a prises au lycée, qui cultive sur ses murs le souvenir des générations précédentes (remontant même jusqu’au nom de ses élèves de 1884 !), le cinéaste a gardé celles d’un cours d’histoire sportive locale, où l’enseignant fait l’éloge des anciennes gloires issues du bourg qui se sont distinguées au basket et au football. Retenir cette séquence dans un lieu, l’école, censé ouvrir les esprits sur le monde, n’est évidemment pas anodin. Tout au long du film, il ne sera jamais question de ce qui excède les limites de Monrovia, sinon des quelques villages alentour au cours de réunions du conseil municipal, dont la frilosité vis-à-vis de l’extérieur est patente. Indianapolis est citée, située pourtant à seulement 60 kilomètres, mais fugacement, comme une destination lointaine. L’horizon des habitants de Monrovia ne dépasse pas l’endroit où, pour beaucoup, ils sont nés et où ils mourront.
La vie culturelle se résume à trois fois rien. Pas de théâtre ni de cinéma, mais un gymnase, où la fanfare des jeunes offre un concert auquel assistent leurs parents. S’il est question de la bibliothèque municipale, c’est à propos d’un banc à destination des lecteurs que le Monrovia Lions Club propose de financer. « Ce don nous assure de la visibilité », souligne l’un des membres du club au cours d’une discussion éminemment sérieuse sur le sujet.
Peu à peu, un effet d’étrangeté, sinon quelque chose d’effrayant, émane du film, sans que cela relève de l’intention du cinéaste. Certaines visions finissent par être récurrentes : celles de l’omniprésence de la viande, par exemple. Des animaux qui sont embarqués pour l’abattoir à la viande hachée dont on fourre la pâte à pizza en passant par les steaks « juteux » promus par la publicité et découpés dans les restaurants du bourg, il y a une continuité insistante, qui trouve des échos dans la séquence de l’inévitable armurerie, où un client manipule des revolvers disproportionnés ou compare les performances des différents types de cartouche dans la perspective de tuer ces « saletés de chevreuils ».
On est aussi impressionné par la soumission du groupe aux dogmes religieux et aux conventions sociales. Ce qui donne une scène stupéfiante de mariage à l’église, où le prêtre annone les pires clichés de la domination masculine contenus dans la catéchèse, que la mariée, tout sourire, semble avoir « naturellement » intégrés. La vie à Monrovia a des allures de fleuve tranquille où rien de ce qui pourrait en détourner le lit n’est questionné. On naît, on est élevé comme les générations précédentes, on grossit jusqu’à devenir obèse à force de manger le gras et le sucre des produits en surabondance dans le supermarché du coin, puis on meurt entouré des siens, l’enterrement étant monopolisé par le discours rodé et lénifiant du prêtre sur le paradis (qui n’est certes pas sur cette terre de Monrovia…).
Frederick Wiseman ne filme pourtant pas à charge et se garde des effets de montage qui auraient un effet grossissant ou caricatural. Il a posé sa caméra à hauteur de ces hommes et de ces femmes, exactement comme il l’avait fait à l’université de Berkeley ou à la National Gallery. À Monrovia, le cinéaste a saisi un monde humain dont la soif de réification est inhumaine.
Monrovia, Indiana, Frederick Wiseman, 2 h 23.