Pourquoi l’Europe sociale n’a pas eu lieu
En constitutionnalisant le néolibéralisme, les traités successifs ont édifié un ordre juridique qui fait obstacle à toute volonté de transformation sociale et écologique.
dans l’hebdo N° 1550 Acheter ce numéro
L’accrochage fut bref mais parlant. Il opposa, le 4 avril sur France 2, devant des centaines de milliers de téléspectateurs, Yannick Jadot, tête de liste d’Europe Écologie-Les Verts, à Manon Aubry, qui conduit la liste de La France insoumise, le premier voulant rester dans les traités actuels lorsque son adversaire refuse « l’Europe à tout prix ». « Comment faites-vous la transition écologique, interroge l’Insoumise, quand vous avez juste 3 % de déficit, avec […] douze traités de libre-échange qui vont être signés et organiser le grand déménagement du monde ? » Réplique de l’eurodéputé écolo : « J’espère, madame, que vous serez élue au Parlement européen. Vous verrez que l’on peut faire plein de choses sans changer les traités. Sur la pêche électrique, les énergies renouvelables, le glyphosate, et même l’investissement… »
La gauche a longtemps rêvé l’Europe avant de se diviser à son sujet. Des États-Unis d’Europe imaginés par Victor Hugo au tournant des années 1840-1850 à « l’Europe socialiste » fêtée par le PS dans les jardins du Trocadéro fin mai 1979, à quelques jours de la première élection du Parlement européen au suffrage universel, cette Europe promise n’est jamais advenue. Pire, elle s’est construite contre elle.
Conçue à l’époque de la guerre froide et de la lutte contre le communisme, la construction européenne n’a jamais été politiquement neutre. Marquée par la volonté des « pères fondateurs » de rendre impossible le retour de la guerre au moyen d’une limitation des souverainetés nationales, elle s’oriente d’emblée comme l’instrument de la reconstruction du libre-échange. Dès la Communauté européenne du charbon et de l’acier (1951), l’intégration communautaire privilégie la voie du marché. « Les institutions étaient en apparence économiques et techniques, mais leurs objectifs étaient politiques », écrit Jean Monnet, son premier président, dans ses Mémoires (1976).
Ce marché commun, institutionnalisé par le traité de Rome de 1957, qui induit la libre circulation des travailleurs, des capitaux et des marchandises, va infléchir progressivement de l’extérieur le dirigisme des États nations et produire un ordre juridique favorable à la libre concurrence. « L’Europe se range ainsi durablement sous la bannière d’une idéologie politique qui a pour ennemi principal le socialisme, sous toutes ses formes », résument les sociologues François Denord et Antoine Schwartz dans un essai au titre désenchanté (1).
Cette donnée était parfaitement intégrée par François Stasse, le conseiller économique de François Mitterrand à l’Élysée, quand, pour justifier le tournant libéral de 1983, il assénait qu’il fallait « choisir entre la gauche et l’Europe ». Un choix confirmé par le PS à chaque nouveau traité : l’Acte unique (1986), qui parachève la constitution du marché unique ; le traité de Maastricht (1992), qui fonde l’Union européenne, ouvre la voie à la monnaie unique et, avec ses critères de convergence, enlève aux gouvernements des États membres l’essentiel de leurs marges de manœuvre en matière de politique budgétaire ; le traité d’Amsterdam (1997), qui étend les domaines de compétences de l’UE ; le traité de Nice (2001), qui adapte le fonctionnement de l’UE à l’élargissement prévu à 28 pays. Et bien sûr le traité de Lisbonne (2008), qui régit aujourd’hui l’architecture institutionnelle de l’UE ainsi que ses objectifs politiques et compétences, alors qu’il reprenait la quasi-totalité des dispositions contenues dans le traité constitutionnel européen (TCE), rejeté par le peuple français en 2005.
« Libre circulation »
Les débats qui ont enflammé le pays à l’occasion de ce référendum, marqué par une forte participation (69,4 %) jamais retrouvée dans un scrutin européen, ont commencé à populariser, au sein de la gauche, l’idée qu’aucune véritable politique de transformation sociale et écologique ne serait possible dans le cadre des traités européens. Ce qu’avait fort bien compris la droite. En 1992, le plus libéral de ses leaders, Alain Madelin, assurait ainsi en meeting que « le traité de Maastricht agit comme une assurance vie contre le retour à l’expérience socialiste pure et dure ». Bien des années plus tard, en juillet 2008, Nicolas Sarkozy, président de la République, vantait en des termes similaires les vertus de l’intégration européenne devant les cadres de l’UMP : « Heureusement qu’il y avait l’Europe pour empêcher [les socialistes au gouvernement avec des ministres communistes] d’aller au bout de leur idéologie et de leur logique. C’est aussi cela l’Europe ! »
À la présidentielle de 2007, les collectifs unitaires antilibéraux, constitués dans la foulée de la campagne référendaire pour un « non » de gauche au TCE, ne parviennent pas à s’entendre sur un candidat commun. Mais, avant de buter sur cet obstacle, les différents courants politiques réunis dans ces collectifs (PCF, Alternatifs, mélenchonistes, une partie de la LCR, écologistes de gauche…) étaient parvenus à adopter un programme de transformation sociale et écologique en 119 points alliant antilibéralisme et antiproductivisme. Les rédacteurs de ce programme de gouvernement n’ignoraient pas que sa mise en œuvre se heurterait aux « textes européens ». Ils faisaient donc état de leur volonté de « prendre immédiatement les mesures nécessaires pour ne pas laisser étouffer [leur] politique » ; si le texte ne parlait pas de désobéir, l’intention était bien présente. Et elle va faire son chemin au sein de la gauche qui n’a pas renoncé à sa mission transformatrice.
Celle-ci constate que la construction européenne ne s’est pas contentée de créer un grand marché ouvert où « la concurrence est libre et non faussée ». Elle a appuyé ce principe cardinal sur un grand nombre de règles qui fonctionnent comme un carcan : la « libre circulation » sans « entrave » des biens, des services, des capitaux ; l’obsession de la compétitivité et du libre-échange ; le dumping social et fiscal ; l’obligation d’ouvrir les entreprises du secteur public à la concurrence… « L’Union européenne est une construction juridique », note le collectif Chapitre 2 dans un essai roboratif (2) qui vient de paraître. « Elle a produit un droit autonome qui s’impose aux États [et] va jusqu’à imposer un système économique et politique, ce qui constitue un cas sans précédent dans l’histoire. »
Dans ce système, la liberté de circulation des capitaux ne souffre aucun obstacle, qu’il s’agisse des investissements directs, y compris immobiliers, de l’établissement, de la prestation de services financiers ou de l’admission de titres sur les marchés des capitaux. L’article 63 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) fixe comme principe que « toutes les restrictions aux mouvements de capitaux entre les États membres et entre les États membres et les pays tiers sont interdites ». À la suite de cet article, qui affirme ainsi l’ouverture de l’UE à tous les vents de la mondialisation financière, l’alinéa 2 de l’article 64 stipule, que pour réaliser cet « objectif de libre circulation », le Parlement et le Conseil statuent « conformément à la procédure législative ordinaire », ce qui signifie qu’une majorité qualifiée suffit au Conseil. En revanche, l’alinéa 3 impose, pour « adopter des mesures qui constituent un recul dans le droit de l’Union » (comprendre restreindre la liberté de circulation des capitaux), l’unanimité du Conseil, le Parlement étant simplement consulté dans le cadre de cette procédure législative spéciale.
Verrouillage
Un gouvernement de gauche voudrait-il mettre des freins à cette liberté ? Par exemple en interdisant des délocalisations ? Un arrêt célèbre de la Cour de justice des communautés européennes (3) consacrait dès 1964 la prévalence du droit communautaire sur le droit des États membres. Celle-ci a progressivement été acceptée par la Cour de cassation (1965), puis le Conseil d’État (1989), avant d’être inscrite à l’article 88-1 de notre Constitution. Ainsi, l’interdiction des délocalisations serait inévitablement déclarée contraire au droit européen par le Conseil d’État, ce qui interdirait à l’administration de l’appliquer. « Toute “entrave” à la concurrence, à la libre circulation des marchandises […]_, toute mesure qui contreviendrait à une directive de libéralisation (dans les transports, la santé, l’énergie, le travail détaché…) subirait le même sort »_, prévient le collectif Chapitre 2.
Le verrouillage libéral est flagrant. Et il n’impacte pas uniquement les politiques économiques et sociales. Manon Aubry n’avait pas tort face à Yannick Jadot, jadis partisan du traité budgétaire européen, d’interroger la faisabilité d’une transition écologique, dont chacun sait qu’elle nécessiterait des investissements gigantesques, alors que les « déficits publics excessifs » sont proscrits (article 126 du TFUE). Or, dans cet ordre juridique qui constitutionnalise le néolibéralisme et interdit de mener des politiques alternatives à celles imposées par Bruxelles – « Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens », a rappelé Jean-Claude Juncker en janvier 2015 après l’arrivée au pouvoir de Syriza en Grèce –, aucun retour en arrière n’est envisageable : l’unanimité des États membres est requise pour modifier les traités sur lesquels le Parlement européen n’a aucune compétence, et la Commission détient l’exclusivité de la proposition législative. Accepter ces règles et obligations constitue un piège pour tout gouvernement de gauche. L’histoire de ces trente dernières années l’a abondamment prouvé. S’en affranchir n’est pas sans risques, mais quelle autre voie peut permettre d’envisager de conduire une transformation sociale et écologique démocratiquement voulue ?
(1) L’Europe sociale n’aura pas lieu, Raisons d’agir, 2009.
(2) La Gauche à l’épreuve de l’Union européenne, Aurélien Bernier, Morvan Burel, Clément Caudron, Christophe Ventura et Frédéric Viale, Éd. du Croquant, 180 pages, 10 euros.
(3) L’arrêt Costa c/Enel.
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