Répression : le précédent algérien

Les dispositifs policier et judiciaire aujourd’hui à l’œuvre contre les contestataires en France ne sont pas sans rappeler les méthodes utilisées pendant la guerre d’Algérie contre les indépendantistes.

Fanny Layani  • 17 avril 2019 abonnés
Répression : le précédent algérien
© photo : Des parachutistes dispersent une manifestation à Alger le 11 septembre 1960.crédit : AFP

Ce qui se passe actuellement en Algérie semble renverser l’adage : dans les rues d’Alger ou d’Oran, le vif saisit le mort.

Archives sensibles Voilà un ouvrage qui semblerait à première vue réservé aux professionnels de l’histoire, tant le sujet peut paraître pointilleux et focalisé sur des enjeux de méthode. Pourtant, c’est à une véritable poésie de l’archive que se livre ici Ann Laura Stoler, spécialiste du monde colonial, notamment des Indes néerlandaises. On la connaît pour ses travaux de référence sur une histoire coloniale saisie par les coulisses de l’intime, du sensible, de la sexualité ; une lecture qui se démarque de l’approche binaire colons/colonisés ne rendant pas suffisamment compte de la complexité. Cet ouvrage, enfin traduit en français, nous immerge cette fois dans les archives produites par l’État colonial, qui, au-delà du pouvoir, disent les doutes, affres et affects des administrateurs coloniaux. Ou comment la langue impériale peut aussi traduire les fragilités d’un système. Au cœur de l’archive coloniale. Questions de méthode Ann Laura Stoler, traduit de l’anglais par Christophe Jaquet et Joséphine Gross, éd. EHESS, 2019. Laurence De Cock et Mathilde Larrère
Le peuple algérien, pris d’un dégagisme gonflé d’espoir, clame sa soif de changement, et les cortèges sont les plus importants depuis la célébration de l’indépendance. Le mouvement revendique désormais ouvertement sa volonté de tout à la fois reprendre et boucler le processus entamé en 1954, et ce contre le système FLN, désormais à bout de souffle tout autant que l’avatar du moment, l’ancien président Bouteflika. Pour autant, de l’autre côté de la Méditerranée, c’est bien le mort qui saisit le vif. La répression policière et judiciaire qui vise désormais tout mouvement social (gilets jaunes en premier lieu) reprend en quelque sorte les dispositifs liberticides installés pendant la guerre d’Algérie. L’atteinte à la sûreté de l’État, qui motive certaines des « fiches S » massivement utilisées de nos jours, était aussi le chef d’inculpation usuel des militants de l’indépendance algérienne entre 1954 et 1962, et l’inclusion des dispositions de l’état d’urgence dans le droit commun donne à l’État des moyens de répression d’une intensité inédite depuis les pouvoirs spéciaux votés en 1956. D’où l’intérêt de revenir sur les modalités de la répression des années de la guerre d’Algérie en territoire métropolitain, pour éclairer celle qui s’abat aujourd’hui, et de comprendre comment les réprimés ont pu s’organiser pour résister.

De 1954 à 1962, 10 000 Algériens au moins furent incarcérés dans les prisons de métropole. Du simple sympathisant arrêté en possession de tracts, effectuant quelques semaines de préventive avant d’écoper d’un non-lieu, aux ministres du GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne) dont l’avion est détourné par les services français en novembre 1956, en passant par les membres de l’Organisation spéciale arrêtés les armes à la main pour avoir frappé des intérêts français ou œuvré dans le cadre de la guerre fratricide que se mènent Front de libération nationale et Mouvement national algérien, tous ont en commun d’être indistinctement considérés comme « terroristes ».

La répression à leur encontre est telle que les Algériens sur le territoire métropolitain, qui représentent 22 % des prisonniers contre moins de 1 % de la population générale, deviennent majoritaires dans certaines prisons, d’autant que l’administration pénitentiaire les rassemble, par crainte d’une contagion politique des droits communs autant que pour des raisons pratiques d’adaptation de leur régime de détention. En effet, à force d’obstination, les détenus politiques algériens obtiennent de haute lutte et au moyen de deux longues grèves de la faim collectives, durant l’été 1959, un régime de détention adapté dit « régime A », octroyé par le garde des Sceaux le 4 août. Ces nouvelles dispositions leur permettent d’aboutir à une certaine autogestion dans les lieux de détention, où ils sont suffisamment nombreux pour que la direction ait intérêt à chercher l’apaisement, suscitant l’ire du Premier ministre, Michel Debré, et d’une part importante de la classe politique, qui déplorent le « laxisme » de l’administration pénitentiaire. Ainsi, à Fresnes, à Loos ou aux Baumettes, c’est un comité de détention élu par les détenus qui se constitue en interlocuteur unique d’une direction plus pragmatique qu’impuissante, et qui administre concrètement leur quartier : gestion collective des pécules et du « cantinage », organisation de cours d’alphabétisation, de mathématiques, de géographie ou de langues étrangères, représentations théâtrales, discipline interne, circulation de l’information, etc.

S’il handicape clairement le fonctionnement de la fédération de France du FLN, dont nombre de cadres finissent derrière les barreaux, le caractère massif de cette répression offre aussi au FLN un outil idéal de propagande internationale. Faisant appel à ce que le monde compte de grandes voix, du pape à Nikita Khrouchtchev, il finit par obtenir en novembre 1961, au beau milieu d’une troisième grève de la faim massive des détenus, le vote d’une résolution des Nations unies condamnant la France pour le traitement qu’elle réserve à ces détenus, notamment en leur refusant le statut de prisonniers politiques.

Fanny Layani enseignante en lycée, doctorante en histoire à Paris-I

Compenser l’hégémonie pesante d’une histoire « roman national » dans l’espace public, y compris médiatique ? On s’y emploie ici.

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