Sortir des traités : La gauche frileuse

Les partis français critiquent beaucoup les traités européens. Au point de faire d’un retrait un préalable ? Pas vraiment.

Agathe Mercante  • 24 avril 2019 abonnés
Sortir des traités : La gauche frileuse
© photo : Raphaël Glucksmann, tête de liste Place publique-Nouvelle Donne-PS.crédit : Anne-Christine POUJOULAT / AFP

Le défi est de taille. Coincée entre deux feux – celui des nationalistes et celui des libéraux – la gauche peine à retrouver une place. Que l’on soit écologiste et/ou humaniste, le problème reste le même : comment installer des idées de gauche là où les institutions mêmes ne permettent plus leur application ? La question tenaille la gauche française. Afin de mener campagne pour les européennes de mai, il faudra pourtant la trancher. Car, au sein de l’Union européenne, la gauche anticapitaliste ne peut plus proposer grand-chose… à moins de se défaire – plus ou moins drastiquement – des traités. Alors que la France insoumise (LFI) tient la corde (lire ici), les autres se font plus frileux, mais pas moins critiques.

« Les traités européens font la part belle au capitalisme. Ils font primer une vision concurrentielle de l’Union européenne, basée sur le libre-échange et une dépense publique toujours plus réduite », attaque Guillaume Balas, ancien eurodéputé socialiste désormais passé chez Génération·s. Ces mêmes textes, pourtant adoptés partout en Europe – en dépit du « non » français de 2005 – ,« figent les tares fondamentales d’une construction capitaliste », estime Vincent Boulet, animateur du réseau Europe du Parti communiste français. Mais, si le PCF se dit pour une remise en cause des traités européens « depuis 1957 », le sujet n’a jamais été aussi central qu’en 2019. Une nouveauté.

« Durant la campagne pour les dernières élections européennes, en 2014, la question des traités n’était pas dans notre programme », admet David Cormand, secrétaire national d’Europe Écologie-Les Verts et numéro cinq de la liste portée par Yannick Jadot. Un aveu que tous consentent à faire, y compris au sein du Parti socialiste – qui a pourtant adopté tous les traités et n’a pas essayé de les renégocier quand il en a eu l’occasion. « En 2014, c’était un thème marginal », confirme Sylvie Guillaume, eurodéputée socialiste et désormais deuxième sur la liste commune Place publique-Nouvelle Donne-PS. « L’expérience, la crise grecque et la prise de conscience de l’urgence écologique ont eu une incidence sur l’opinion », explique-t-elle. En 2015, alors que le parti de gauche radicale Syriza, résolument hostile aux recommandations de Bruxelles, arrive au pouvoir en Grèce, son Premier ministre, Alexis Tsipras, se heurte à la menace brandie par ses créanciers d’une exclusion de l’Union européenne. En dépit du soutien massif des Grecs, il cède aux pressions et conduit une politique austéritaire. Un traumatisme pour les Grecs. Un événement fondateur pour la gauche française. L’échec des négociations et l’acceptation par Alexis Tsipras des conditions de l’Union européenne « nous ont, en effet, laissés sonnés cet été-là », se souvient Éric Coquerel. Un épisode qui l’a poussé « à aller plus loin dans la définition du plan A/plan B », explique-t-il dans un post sur Facebook. Au sein du PCF, la rancœur est la même : « C’était une démonstration politique de la part de l’Union européenne, pour montrer aux peuples qu’il n’y a pas d’autre choix possible que l’austérité et le libéralisme », dénonce Vincent Boulet.

Les partis de gauche se rassurent toutefois : le sort réservé à la Grèce ne sera pas celui que l’on ferait à la France s’il lui prenait l’envie de s’extraire des règles ultralibérales européennes. Et, quatre ans plus tard, de rejouer le match. « Il est vraisemblable qu’un pays comme la Grèce n’aurait pas eu d’autre solution que de mettre dans la balance sa sortie de la zone euro », analyse Éric Coquerel. « L’Union européenne est beaucoup plus dure avec la Grèce qu’avec la France », abonde Guillaume Balas. Le représentant de Génération·s au Parlement européen rappelle que « les rapports de force entre les uns et les autres » peuvent infléchir les traités. « En 2012 on était en dehors des clous sur notre déficit structurel, mais, comme l’armée française maintenait la paix au Mali, personne n’est venu nous chercher des poux », retrace-t-il. Autant de raisons pour justifier la certitude qu’a La France insoumise – et bon nombre d’économistes – que, en cas d’une désobéissance française aux traités, l’Union européenne plierait. Mais un doute subsiste… Et si jamais ? « Sommes-nous si sûrs que l’Allemagne, riche de ses accords économiques avec la Suède et d’autres États, ne dirait pas “allez-y, partez” ? » s’interroge l’élu de Génération·s.

Afin de se prémunir du risque, les partis de gauche les plus eurocompatibles développent aussi leurs projets « à traités constants ». « Rien dans les traités n’empêche un Green New Deal ou un investissement massif en faveur de l’écologie », estime Guillaume Balas. « On peut interdire la pêche électrique, créer une banque pour le climat, développer les transports publics », détaille David Cormand. Face à des dogmes économiques qui semblent immuables, les écologistes ont aussi choisi de ruser : « Nous proposons un traité environnemental qui interdirait toute politique qui favorise le réchauffement climatique », explique son représentant. Une manière de provoquer l’obsolescence et même la caducité des anciens traités. Fermez le ban. Rien de plus radical ne sera proposé en dehors de LFI. Cette prudence s’est trouvée renforcée par l’échec et le report du Brexit. Qu’adviendra-t-il de la France si un pays comme le Royaume-Uni, qui de surcroît n’est pas membre de la zone euro, peine autant à sortir de l’Union européenne ? « La sortie de l’Union européenne ne résout en rien le problème des Britanniques, elle ne met même pas fin aux politiques d’austérité », rappelle le communiste Vincent Boulet. « Le Brexit est bien la preuve que sortir de l’Union européenne ne veut pas dire sortir du capitalisme », analyse David Cormand. « En provoquant un référendum, David Cameron a voulu régler un problème domestique », estime pour sa part Sylvie Guillaume, dont la liste européenne PS ne fait pas de la sortie des traités « un préalable ». Et de laisser entrevoir une raison plus prosaïque de ne pas s’ériger contre les dogmes européens. « Auprès des électeurs, cette ligne n’accroche pas », juge-t-elle. « Considérer qu’il faut sortir des traités à tout prix est un manque de volonté politique », résume-t-elle.

La gauche, qui tout entière, du PS aux trotskistes de Lutte ouvrière, totalise autour de 30 % des intentions de vote – mais seuls LFI, EELV et le PS dépassent les 5 % – se risquera-t-elle à axer ses campagnes sur le thème de la sortie des traités ? Non. Ce qui est à sa portée en revanche serait que, une fois élus, les quelques eurodéputés de gauche activent l’article 48 du traité de l’Union européenne, qui permet au Parlement de transmettre au Conseil de l’Europe un projet de révision des traités. Encore faut-il qu’ils parviennent à s’allier entre eux et à constituer une majorité. Si les choses se passent comme en France, c’est loin d’être gagné.


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