Dépasser la « tragédie de l’horizon »

Si les acteurs de la finance ont intégré les risques climatiques dans leurs opérations, c’est surtout pour assurer la stabilité à court terme du système. Et sans s’interroger sur leur activité.

Lucie Pinson  • 8 mai 2019 abonnés
Dépasser la « tragédie de l’horizon »
© photo : Une vue de La Défense, aux portes de Paris, sous un nuage de pollution.crédit : LIONEL BONAVENTURE/AFP

Les sommets visant à concilier finance et climat se sont multipliés en France depuis la COP 21 en 2015. Gouverneur de la Banque d’Angleterre et président du Conseil de la stabilité financière du G20, Mark Carney avait tenu un discours devenu célèbre en appelant les acteurs financiers à prendre la mesure des risques climatiques : « Nous n’avons pas besoin d’une armée d’actuaires (1) pour nous dire que les impacts catastrophiques du changement climatique se feront sentir au-delà des horizons traditionnels de la plupart des acteurs. »

Et pourtant, le passage de la prise de conscience à l’intégration des risques climatiques dans les activités des institutions financières peine toujours à se faire. Dévaluation brutale de leurs actifs, faillite de leurs clients ou encore augmentation des poches d’inassurabilité, les risques climatiques pour les acteurs financiers sont multiples. Mais la « tragédie de l’horizon » demeure.

Si les risques climatiques se matérialisent déjà pour les acteurs financiers, avec par exemple une hausse des pertes liées aux événements climatiques pour les assureurs, leurs décisions quotidiennes sont toujours prises en fonction d’un horizon de quelques années avec, comme ultime facteur de décision, la rentabilité de court terme. D’où l’inquiétude grandissante des régulateurs. Le réseau de 34 régulateurs dont fait partie la Banque de France (2) vient d’appeler les acteurs financiers à une gestion renforcée des risques climatiques. La Banque d’Angleterre est même allée plus loin en avertissant que les exigences réglementaires seraient de plus en plus granulaires.

Cependant, la régulation prudentielle ne remplacera pas un encadrement par la loi des activités des acteurs financiers. Or, le recul du ministre français de l’Économie et des Finances sur son engagement à contraindre les acteurs financiers à arrêter tout soutien au charbon montre que ce n’est pas pour demain.

Surtout, l’approche dominante demeure problématique. Si l’intégration des risques climatiques est devenue l’alpha et l’oméga de la finance au temps de l’urgence climatique, l’objectif premier est d’assurer la stabilité financière et non d’endiguer le réchauffement de la planète. Cela nécessiterait d’inverser la matrice : de poser non pas la question des risques climatiques sur les acteurs financiers, mais celle des risques posés par les acteurs financiers sur le climat. Par leurs investissements, financements et couvertures d’assurance aux énergies fossiles, les acteurs financiers ont une large part de responsabilité dans la crise climatique. Adopter des mesures pour aligner leurs services financiers à une trajectoire de réchauffement de 1,5 °C devrait être leur objectif principal.

Et pourtant, là aussi, la logique court-termiste prévaut. Fatih Birol, directeur exécutif de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), déclarait fin 2018 : « Nous n’avons pas de place pour construire quoi que ce soit qui émet du CO2. » Mais banques et assureurs continuent de financer des nouveaux projets fossiles. N’ont été exclus que les projets ayant le plus de chance de devenir des « stranded assets », ou des actifs dévalués, comme les projets de centrales et de mines de charbon.

De même pour les entreprises : celles dont la majeure partie des activités se trouve dans les secteurs les plus carbonés (et donc les plus exposés aux risques de transition) ont été exclues des portefeuilles. Mais banques, assureurs et investisseurs continuent de soutenir des entreprises actives dans ces mêmes secteurs, voire celles qui y développent de nouveaux projets mais sont assez diversifiées pour que les risques ne se répercutent pas sur eux dans un délai court. Ainsi, le Crédit agricole, la Société générale et BNP Paribas en tête financent toujours massivement des entreprises qui développent de nouvelles centrales à charbon. Si les risques pour le climat et la santé des populations sont réels, immédiats et durables, les dangers financiers et économiques immédiats sont minimes, voire inexistants pour les acteurs de la finance.

Enfin, si le dernier rapport du Giec sur un réchauffement limité à 1,5 °C montre qu’il faut atteindre la neutralité carbone d’ici à 2050, et donc assurer une sortie totale des énergies fossiles, les acteurs financiers sont dans l’incapacité de penser et de soutenir une économie autre que celle fondée sur les énergies fossiles. Appelés par les Amis de la Terre France à s’engager à rendre nulle leur exposition au charbon d’ici à 2040, les assureurs Axa et Scor ont répondu que vivre et se développer sans énergies fossiles n’était pas possible. De quoi questionner lourdement leur capacité à se projeter et à répondre aux enjeux. Espérons que les banques françaises répondront mieux à cette question lors de leur assemblée générale la semaine prochaine.


(1) Spécialiste de la gestion du risque.

(2) NGFS (Network for Greening the Financial System).

Publié dans
Le temps du climat
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