Devoir de mémoire
L’« islamisation » est, comme le « grand remplacement », une fantasmagorie – un mythe, construit d’abord par l’extrême droite conspirationniste, et dont l’entretien alimente dans l’opinion une défiance permanente à l’égard des musulmans.
dans l’hebdo N° 1554 Acheter ce numéro
De belles âmes s’emploient, depuis plusieurs années, à normaliser l’usage, dans le débat public, de formules directement prises dans le vocabulaire de l’extrême droite.
C’est d’abord le concept – un bien grand mot – de « grand remplacement (1) » qui a ainsi été adoubé par le journaliste Éric Zemmour et par un philosophe dont nous tairons le nom.
Lesquels ne font preuve, en l’espèce, d’aucune espèce d’originalité et recyclent en vérité une très ancienne divagation, puisqu’en 1893, déjà, un prosateur nationaliste – et antisémite –, Maurice Barrès, déplorait que « le sol français » soit « envahi pacifiquement par des étrangers », puis déclamait, cinq ans plus tard, en 1898, qu’il convenait de « protéger les nationaux contre cet envahissement (2) ».
Et, depuis quelque temps, un autre mot – « islamisation » –, pioché dans le même imaginaire, est lui aussi banalisé par des clercs médiatiques qui ne sont plus seulement, comme Zemmour, des réactionnaires patentés, mais tout aussi bien des journalistes considérés comme très comme il faut.
Au mois d’octobre dernier, les éditions Fayard ont ainsi publié un livre confectionné par deux collaborateurs du Monde et sobrement sous-titré : L’Islamisation à visage découvert. Après quoi, plus récemment (3) : l’éditocrate Franz-Olivier Giesbert (FOG), que la religion mahométane obsède, a rédigé, pour l’hebdomadaire Le Point (où il officie toutes les semaines), et après avoir, par une classique prétérition, (très) mollement déploré que cet ouvrage mette « dans le même sac islam et islamisme », le dithyrambique éloge d’un bouquin dont les auteurs anonymes prétendent narrer l’« histoire de l’islamisation française » – c’est son titre.
Selon FOG, qui profite aussi de l’occasion pour (re)dire tout le bien qu’il pense de l’écrivain islamophobe Michel Houellebecq : « Nous en sommes arrivés à accepter une islamisation lente de la société française, jusque dans l’assiette où nous mangeons notre viande halal sans le savoir. »
Or : l’« islamisation » est, comme le « grand remplacement », une fantasmagorie – un « mythe (4) », construit d’abord par l’extrême droite conspirationniste, et dont l’entretien alimente dans l’opinion une défiance permanente à l’égard des musulmans.
Et certes : comparaison n’est pas raison. Et certes encore : tout ne se vaut pas. Mais tout de même : peut-être devrions-nous mieux nous rappeler que, dans le début du siècle dernier, c’est contre « les juifs » que des marchands de peur réclamaient « une méfiance supplémentaire ».
(1) Forgé, dit-on, par l’écrivain Renaud Camus, et qui a notamment emporté l’adhésion du terroriste qui a assassiné cinquante musulman·e·s à Christchurch (Nouvelle-Zélande) le 15 mars dernier.
(2) Sur cette généalogie, lire : « Le “Grand Remplacement”, cri de ralliement de la mouvance identitaire », par Jean-Paul Gautier, entreleslignesentrelesmots.blog, 7 mai 2019.
(3) C’était le 3 mai dernier.
(4) Le Mythe de l’islamisation. Essai sur une obsession collective, Raphaël Liogier, Seuil, 2012.
Sébastien Fontenelle est un garçon plein d’entrain, adepte de la nuance et du compromis. Enfin ça, c’est les jours pairs.