DGSI/Yémen : la transparence démocratique s’oppose à la raison d’État

Tribune. « Le secret défense doit-il limiter le droit d’informer ? », se demande l’avocat Vincent Brengarth, suite à la mise en cause de journalistes pour « atteintes au secret de la défense nationale » dans le cadre d’une enquête sur les armes françaises au Yémen.

Vincent Brengarth  • 8 mai 2019
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DGSI/Yémen : la transparence démocratique s’oppose à la raison d’État
© photo : Florence Parly, ministre des Armées. CRÉDIT : LUDOVIC MARIN / AFP

Plusieurs journalistes sont convoqués le 14 mai 2019 par la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) dans le cadre d’une enquête pour « atteintes au secret de la défense nationale ». Est notamment en cause la publication d’un document émanant de la Direction du renseignement militaire daté d’octobre 2018. Cette actualité invite à s’interroger sur le sens du secret défense et sur sa valeur, lorsqu’il s’oppose notamment au droit du journaliste à informer sur des problématiques d’intérêt public relatives aux droits de l’homme. Une telle hypothèse met en évidence l’opposition d’opinion entre, d’une part, les représentants de la puissance publique qui en définissent souvent eux-mêmes les contours et les exceptions et, d’autre part, ceux qui restent attachés à une réelle liberté d’expression.

L’instruction ministérielle n° 1300 du 30 novembre 2011 sur la protection du secret de la défense nationale indique que « certaines informations présentent, en cas de divulgation, un risque tel d’atteinte à la défense et à la sécurité nationale que seules certaines personnes sont autorisées à y accéder. Considérer qu’une information présente ce risque conduit la puissance publique à la classifier, c’est-à-dire à lui conférer le caractère de secret de la défense nationale et à la faire bénéficier d’une protection juridique et matérielle stricte ». La classification est donc une prérogative qui appartient aux pouvoirs publics et qui obéit à un caractère discrétionnaire. Conformément à l’article 21 de la Constitution, c’est le Premier ministre qui est responsable de la défense nationale. Ses compétences en la matière sont précisées par le Code de la défense.

Cette même directive précise que la « protection du secret concerne tous les domaines d’activité relevant de la défense et de la sécurité nationale : politique, militaire, diplomatique, scientifique, économique, industriel… ». À noter que les renseignements relatifs aux transports des matières nucléaires peuvent par exemple présenter le caractère de secret défense (Arr. min. 26 janv. 2004, NOR : INDI0402369A, JO 29 janv.).

Selon les articles R2311-2 et R2311-3 du Code de la défense, il existe trois niveaux de classification que sont le très secret défense (informations et supports qui concernent les priorités gouvernementales en matière de défense et de sécurité nationale et dont la divulgation est de nature à nuire très gravement à la défense nationale), le secret défense (informations et supports dont la divulgation est de nature à nuire gravement à la défense nationale), confidentiel défense (informations et supports dont la divulgation est de nature à nuire à la défense nationale ou pourrait conduire à la découverte d’un secret de la défense nationale classifié au niveau très secret-défense ou secret-défense).

Raison d’État

Le secret défense permettrait ainsi de protéger certaines informations dont la divulgation pourrait fragiliser les intérêts de la France face à des puissances étrangères, ou des personnes susceptibles de porter atteinte à ses intérêts. Il renvoie à la raison d’État. La classification permet de donner à ces informations un cadre juridique protecteur. En effet, les procédés, objets, documents, informations, réseaux informatiques, données informatisées ou fichiers intéressant la défense nationale et qui ont fait l’objet de mesures de classification destinées à restreindre leur diffusion, ou leur accès, présentent un caractère de défense nationale (article 431-9 du code pénal). L’atteinte à ce secret est constitutive d’une infraction (article 431-10 du code pénal).

Le délai légal de communication d’un document couvert par le secret de la défense nationale, après déclassification préalable, est de cinquante ans. Il est de cent ans si sa communication est de nature à porter atteinte à la sécurité de personnes nommément désignées ou facilement identifiables. Si une information n’est plus sensible, elle peut être déclassifiée à tout moment.

Dès lors, le secret défense doit-il limiter le droit d’informer ? Pour la Cour européenne des droits de l’homme, la liberté expression et d’information n’est pas absolue et peut connaître des restrictions. Conformément à l’article 10 paragraphe 2 de la Convention EDH, ces dernières doivent être légalement prévues et peuvent concerner, entre autres, la sécurité nationale, les menaces à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique. Cependant, ces restrictions, si elles s’avèrent nécessaires, doivent être clairement établies dans une société démocratique.

Ainsi, le fait d’opposer le secret défense, même légalement prévu, renvoie nécessairement à la légitimité du but poursuivi par l’État. Or plusieurs mouvements concomitants appellent à une rationalisation de la classification secret défense, même si cette dernière – et il faut se garder de toute vision trop manichéenne – reste nécessaire.

L’actualité est marquée par une progressive dévaluation de la parole publique du pouvoir exécutif, encore récemment illustrée par les déclarations sans fondement de Christophe Castaner sur la prétendue attaque de la Pitié-Salpétrière par des manifestants. Dans un tel climat, la classification secret défense se trouve fragilisée du fait que c’est l’État lui-même qui peut en imposer l’octroi. Ainsi, la confiance déclinante envers l’autorité publique s’accommode mal avec le secret défense, lequel ne doit pas servir à protéger, même des années après, des actes contraires aux droits de l’homme ou aux libertés fondamentales.

Droits des justiciables

De plus, c’est un fait que nos sociétés sont de plus en plus exigeantes en matière de transparence : « l’information est le pouvoir ». L’accès à l’information permet donc de contrôler l’action de nos gouvernants, mais également d’exercer nos droits de citoyens. Il n’en demeure bien sûr pas moins impératif de limiter l’entrave au secret défense en ce qui concerne des informations dont la diffusion impacterait réellement l’intérêt général, ou qui pourraient faire courir des risques inconsidérés à des représentants de l’Etat (exemple de militaires dont on relèverait la position ou d’agents dont on révélerait l’identité).

Cet accès à l’information doit être de plus en plus immédiat afin de limiter les effets d’un agissement illégal, illicite ou immoral. Il peut également être nécessaire a posteriori pour garantir les droits des justiciables. Les circonstances de la mort d’Henri Curiel, militant anticolonialiste assassiné en 1978, se heurtent ainsi à un secret défense dont on pressent qu’il protège des intérêts antinomiques avec ceux de sa famille.

Enfin, l’exigence de transparence doit être encore plus renforcée lorsque des considérations humanitaires sont en jeu. Pour prendre le cas du Yémen, le secrétaire général adjoint aux affaires humanitaires et coordonnateur des secours d’urgence, monsieur Mark Lowcock, avait déclaré : « Le Yémen fait face à une situation catastrophique. À tel point que les Nations unies et les agences humanitaires organisent à l’heure actuelle la plus grande opération humanitaire au monde. »

L’opacité quasi-totale sur l’utilisation des armes et munitions, vendues par la France aux États arabes du Golfe coalisés contre une prétendue insurrection yéménite, ne doit pas nous rendre complices d’une crise humanitaire, voire d’actes de guerre en infraction avec les conventions internationales. La France ne peut prétendre profiter de la manne économique et commerciale liée à la vente d’armements, dont l’utilisation demeure plus que douteuse, tout en continuant à promouvoir le « devoir de mémoire » et son attachement au droit des peuples. Les révélations doivent conduire à des débats publics sur la conformité de notre engagement indirect par rapport au droit international et humanitaire. Ce n’est pas dans cinquante ou cent ans – délais de déclassification – que nous devrons savoir, puisqu’il sera trop tard pour essayer de mettre un terme à une grave situation de crise humanitaire.

Appliqué dans un tel cas de figure, le sceau du secret défense paraît caricatural et anachronique. Il protégerait des intérêts économiques dont nous n’aurions pas décidé démocratiquement de la pertinence, au risque de renier les droits de l’homme en faisant abstraction des leçons du passé. De plus, nous pourrions avoir à subir les conséquences de notre irresponsabilité dans les années à venir, car les peuples que nous laissons à la merci de nos propres armes pourraient alimenter le terrorisme de demain.

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Tribunes

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