« Douleur et gloire », de Pedro Almodovar ; « Vif-Argent », de Stéphane Batut
Une belle œuvre autobiographique sur la création, et une ode lyrique et fantastique à l’amour.
« Douleur et gloire », de Pedro Almodovar [Compétition]
On ne dira jamais assez le rôle bénéfique des cinémathèques, lieux protecteurs de la mémoire. Le nouveau film de Pedro Almodovar en apporte encore la preuve. C’est en effet à la faveur d’une invitation lancée par la Cinémathèque de Madrid au réalisateur Salvador Mallo (Antonio Banderas), que celui-ci va commencer à sortir de sa léthargie. Atteint de multiples maux (migraines, lombalgie, acouphènes…), Salvador n’est plus en état physique, ni mental, de tourner, lui qui a connu de grands succès quelques décennies auparavant. C’est précisément pour l’un de ses vieux films, au titre suggestif, Sabor, fraîchement restauré, que Salvador est convié à un débat. La machine à souvenirs se met dès lors en branle.
Douleur et gloire, à dominante autobiographique, ne pouvait être l’œuvre d’un jeune homme. Pedro Almodovar nous fait entrer dans l’épaisseur du vécu d’un personnage, peuplé de cicatrices intérieures, à l’image de celle, bien visible, qui s’étend sur son dos, le long de sa colonne vertébrale. Ainsi Salvador va renouer avec Alberto, le comédien qui a tenu le rôle principal de Sabor et avec lequel il est brouillé depuis le tournage du film. Le hasard, s’il existe, va aussi remettre sur son chemin celui qui fut son jeune amant 30 ans plus tôt, durant ces années enflammées de la Movida. Il est aujourd’hui installé en Argentine et père de famille. Le temps d’une soirée, leurs retrouvailles font renaître des échos de leur amour passionné. Ils se quitteront sur un émouvant baiser d’adieu, celui qu’ils n’ont pu se donner au moment de leur rupture.
Des deuils restent aussi comme des plaies ouvertes. Salvador se revoit avec sa mère, à la fin de sa vie, l’entourant de tout son amour, malgré les derniers reproches qu’elle lui fait. Il n’aurait pas dû la représenter dans ses films, elle comme ses voisines. Il lui répond qu’il l’a fait avec le plus grand respect. Obéir à un tel vœu est-il possible pour un créateur ?
Pour soigner ses névroses et sa dépression, Salvador s’est laissé tenté par « la chasse au dragon », c’est-à-dire la prise d’héroïne. Le brouillard émotionnel dans lequel la drogue le plonge atténue la brûlure des douleurs du présent et du passé. Elle est cependant incompatible avec une autre forme d’addiction. Addiction, c’est le titre d’un texte écrit par Salvador, seulement pour lui-même, où il raconte son enfance, sa découverte émerveillée du cinéma, ses premiers émois. Il permet cependant à Alberto, qui l’a lu en cachette, de le porter au théâtre. Sur scène, devant un écran blanc, l’acteur, habité par l’émotion, ressuscite ces souvenirs. C’est une première mise en abyme. Il y en a une autre, signe d’une délivrance.
Des séquences ensoleillées parsèment le film où une mère forte et protectrice est interprétée par une radieuse Penélope Cruz. Avec son mari et son fils, elle habite ce qu’elle appelle « une caverne », autrement dit un deux-pièces troglodyte avec un large puits de lumière. Chez Almodovar, la pauvreté n’implique pas la laideur : ce lieu n’a rien à envier en beauté à l’appartement de Salvador adulte. Le garçon figure bien le réalisateur enfant. Un film se tourne.
« Si je ne peux pas réaliser de films, mon existence n’a aucun sens », souffle Salvador à sa fidèle amie, Mercedes. Avec Douleur et gloire, Pedro Almodovar dit sa nécessité de passer la vie au crible d’une œuvre d’art. Son film a des tonalités proustiennes, avec cette résurgence plus ou moins involontaire des souvenirs. Et le nouveau départ qu’il suggère résonne immanquablement avec la fin du Temps retrouvé.
« Vif-Argent », de Stéphane Batut [Acid]
Le Parc des Buttes-Chaumont, à Paris, est un des décors centraux de Vif-Argent. Filmé de nuit. Un lieu idéal, par son mystère, pour ce premier long métrage de Stéphane Batut qui fait passer un grand vent de lyrisme sur la programmation de l’Acid. Il est heureux que l’on puisse encore se lancer dans le grand bain du cinéma avec une telle histoire et, sans emprunter au film de genre qui revient à la mode, se détourner allègrement du réalisme. Le cinéaste remercie au générique George du Maurier (et Sacha Guitry), l’auteur du merveilleux Peter Ibbetson, qu’Henry Hathaway a adapté à l’écran avec Gary Cooper. Vif-Argent atteint cette même dimension poétique.
Juste – avec un « e » – est un prénom qu’on n’oublie pas. C’est celui du personnage principal. Juste (Thimotée Robart, un nouveau venu au cinéma) est atteint d’un étrange syndrome : il repère des personnes qu’il est le seul à voir. Au vrai, Juste ne fait plus partie des vivants. Son rôle est d’emmener des morts de fraîche date là où ils doivent se rendre (on ne sait quel est cet endroit). Un petit grain de sable vient cependant troubler sa mission : une jeune femme, Agathe (Judith Chemla), le suit parce qu’elle croit avoir reconnu en lui feu son amour d’autrefois.
Comment s’aime-t-on lorsqu’on ne vit pas dans le même monde ? Comment s’étreindre quand on est une vivante et un défunt, quand la première sent la présence du second sans le voir ? Grâce au cinéma, à la sensualité d’un souffle, au recours d’une transparence, et à l’imagination, les possibles sont plus riches que dans notre vie réelle. Stéphane Batut ne réalise pas à proprement parler un film de fantômes. Ses personnages sont autant physiques que diaphanes, tangibles que fantasmés. Et les rêves sont faits pour être habités par les amoureux séparés.
Cette dimension duelle se retrouve dans les personnes que Juste est chargé d’escorter jusqu’à leur nouvel espace. Chacun raconte ses souvenirs, dans lesquels Juste se projette en fermant simplement les yeux. En Afrique pour l’un, en Sicile pour une autre, une petite dame âgée qui donne une définition extraordinaire du paradis, fondée sur le principe d’une illusion salvatrice.
Vif-Argent a la couleur des romantiques primitifs, inquiète et éclatante. Juste et Agathe s’arrachent à leur condition par la seule voie d’un amour sans limite, et pourtant d’une précarité évidente. Le film gagne en lyrisme à mesure qu’il avance, l’utilisation d’une musique symphonique (Debussy, Prokoviev…) ne venant pas à la rescousse d’un défaut d’émotion, mais élargissant la sensation d’absolu. La beauté de Vif-Argent est enchanteresse.
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