Juan Branco, idole des jaunes
Auteur d’un best-seller éreintant la Macronie, le jeune avocat s’est vu en quelques semaines propulsé sur le devant de la scène. Il enchaîne rencontres et conférences, suscitant l’engouement d’un public en quête de sens face à la crise des institutions.
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Dans les entrailles de Paris, où plusieurs millions de voyageurs transitent chaque jour, de nouveaux panneaux publicitaires livrent un message aux accents tapageurs. « Qui ce livre dérange-t-il ? », affiche l’encart sombre, « Numéro 1 des ventes », ou encore : « L’enquête vérité de Juan Branco sur les coulisses du pouvoir ». Crépuscule, pamphlet sur l’accession au pouvoir d’Emmanuel Macron, connaît un succès phénoménal depuis sa publication, le 21 mars. Dans la catégorie « essais » du classement d’Edistat, le livre coédité par les maisons Au Diable Vauvert et Massot caracole toujours en tête, six semaines après sa sortie. Mais le phénomène dépasse largement les rayons de librairie et explose sur la Toile. L’entretien fleuve de Juan Branco à la chaîne Thinkerview sur Youtube atteint le million de vues. Comment expliquer ce phénomène ? Par son message politique hautement subversif et surfant sur la déferlante gilets jaunes ? Par son auteur, jeune génie controversé au verbe charismatique ? Ou par l’effet d’une promotion bien menée tirant les bonnes ficelles ?
« Insider »
Tout cela à la fois, analyse Denis Robert, journaliste d’investigation et auteur de la préface du brûlot anti-Macron. « Je l’avais pressenti, tous les ingrédients étaient réunis », commente-t-il avant d’ajouter que « le contenu du livre et la personnalité de Juan avant toute chose » ont été déterminants. Comme le personnage qu’il entend critiquer à longueur de pages, Juan Branco, illustre inconnu, se voit propulsé sur le devant de la scène. Avant de devenir « l’avocat des gilets jaunes », plus précisément d’une de leurs figures, Maxime Nicolle, il a défendu Julian Assange, fondateur de WikiLeaks. Le jeune homme cumule les diplômes, obtenus à Sciences Po-Paris, à l’École normale supérieure, mais également à la Sorbonne, le tout avant de souffler sa vingt-quatrième bougie. Désormais âgé de 29 ans, l’auteur attise l’intérêt du lecteur par ses origines.
D’extraction bourgeoise, le fils du producteur de cinéma Paulo Branco explique sa réussite par le début de son cursus à l’École alsacienne. Les enfants bien nés issus de l’élite culturelle, économique et politique – et surtout parisienne – s’y côtoient. C’est sur ses bancs qu’il rencontre Gabriel Attal, actuel secrétaire d’État auprès du ministre de l’Éducation nationale. Ce macroniste, plus jeune membre d’un gouvernement sous la Ve République, devient sous la plume du pamphlétaire un congénère mais aussi une antithèse. Branco aussi a été approché par les puissants, Xavier Niel en tête. Mais l’auteur de Crépuscule, lui, a fait sécession, il a trahi sa classe. La qualité de son message s’observe par son statut d’« insider ».
Le journaliste Denis Robert a une autre explication au succès du jeune normalien : « l’aveuglement et la pleutrerie de ces moutons de Panurge de la presse ». Après la parution de Crépuscule, peu de rédactions ont commenté le texte. Il faut attendre plus de deux semaines avant de pouvoir lire un éloge d’Hervé Kempf, de Reporterre, et plus d’un mois pour une vive critique de Joseph Confavreux dans Mediapart. Mis à part un article de France Info, le « silence » des médias « mainstream » – précisément attaqués par le livre – alimenterait le phénomène. Cependant, l’éditeur Au Diable Vauvert a fait le pari d’une promotion médiatique à l’étouffée.
« Nous n’avons pas envoyé d’exemplaires aux rédactions », affirme Marion Mazauric, la « cheffe du Diable ». L’éditrice justifie ce choix : « Nous avions peur d’une action en justice pour empêcher sa sortie. Nous ne voulions l’envoyer qu’à ceux qui le demandaient, et personne ne l’a fait. » Denis Robert, auteur de plusieurs enquêtes sur l’affaire Clearstream, comprend ce geste : « J’ai vécu une cabale contre mon travail. J’ai été mis au ban de la presse. C’est le destin des écrivains qui font des livres un peu véloces contre le pouvoir. » Malgré tout, aucune procédure n’a été entamée contre Crépuscule, même après un tirage à 100 000 exemplaires, dont près de la moitié auraient déjà été achetés. « Pas seulement en librairie », souligne Marion Mazauric. « Il se vend partout, dans les super et hypermarchés, dans les maisons de la presse en province, beaucoup sur Amazon et à la Fnac », s’enthousiasme l’éditrice.
Même méfiance à l’égard des médias audiovisuels. « Nous avons démarché des grandes radios ou des -télévisions, mais personne n’a voulu de nous », atteste la dirigeante de la maison d’édition, avant de préciser : « Elles nous refusaient une condition : une interview en direct. Avec les coupes, on peut faire dire n’importe quoi à n’importe qui. Nous n’avons reçu aucune proposition à la hauteur du bouquin. »
Un défaut de présence sur ces médias compensé par une série de réunions publiques partout en France, aux records de fréquentation. « Je n’avais jamais vu autant de monde entre ces murs », rapporte Dany Bruet, des Amis du Monde diplomatique, organisateur de deux rencontres dans le sud de la France avec Juan Branco. Le 3 avril, celui-ci enchaîne une rencontre dans une librairie à Aix-en-Provence, puis une conférence dans un théâtre à Marseille. Il remplit la salle de 750 places. Le 24 avril, même succès lors d’une présentation dans une librairie à Vincennes.
Orateur
La conférence est annoncée à 19 h 30. Deux heures avant, des fans ont déjà préempté les premières chaises, à peine celles-ci installées. « Ils ont planté leur tente à 7 heures ce matin ou quoi ? », s’énerve presque un groupe de jeunes hommes, venus trois quarts d’heure en avance mais condamnés à suivre la conférence debout. Tignasse ébouriffée, barbe de trois jours, tout de noir vêtu, l’homme tant attendu entre en scène. Le public, très varié, assez féminin, le regarde gagner le fond de la salle, un sourire en coin. Le normalien ne manque pas d’humour. Très rapidement, il raille la députée LREM Aurore Bergé, qui avait intenté une action en justice contre lui pour « incitation à la commission de crimes et délits ». « Elle me reproche d’armer les esprits. C’est un bon mot que je n’aurais pas forcément trouvé et je l’en remercie », s’esclaffe-t-il, tout de suite accompagné par son assistance, conquise.
« Les médias n’ont pas fait leur taf », tranche l’auteur du best-seller. Dans son « enquête vérité », peu de rédactions sont épargnées. Ce message joue sur une corde sensible, l’opinion française ayant une piètre image des médias, reprochant notamment aux journalistes d’être trop proches du pouvoir et des élites politiques et économiques. Et devant son assistance de la librairie vincennoise, Juan Branco égrène les noms de grandes puissances d’argent et de grands propriétaires de médias. Arnault, Pinault, Niel, Lagardère, Bouygues… Il jongle d’une personne à l’autre et tisse une fine toile faite de concurrences malsaines, d’endogamie intéressée et de népotisme certain.
Juan Branco est plus difficile à suivre à l’oral qu’à la lecture (malgré des lourdeurs de plume). Mais ses qualités d’orateur assurent à son message un impact certain. Sur la chaîne Youtube du média « Là-bas si j’y suis », à sujet équivalent, le rhéteur totalise 43 000 vues, quand Monique Pinçon-Charlot ne dépasse pas les 1 400. L’assistance boit ses paroles, donc, et suscite parfois quelques comportements excessifs. Une femme se lève et prend la parole : « Je voudrais d’abord remercier papa et maman Branco pour vous avoir mis au monde ! » Marion Mazauric, présente ce soir-là, s’étonne de l’engouement suscité par son poulain : « Lors d’une autre présentation, des personnes l’ont qualifié de nouveau Christ, l’ont comparé à Che Guevara ou encore à Jules Vallès ! »
David et Goliath
Pendant les débats, une question revient souvent : « Que faire ? » Juan Branco, diplomate, rétorque : « Vous me posez des questions comme à un politicien, je ne le suis pas. Il ne faut pas qu’il y ait de héros, c’est un mécanisme de fascination qui rend aveugle. » Face aux révélations de l’insider sur la « caste » dirigeante, ses réseaux et ses fonctionnements mafieux, d’autres posent la question : « N’avez-vous pas peur pour votre vie ? »
Manu, libraire à la Friche, à Paris, constate également ce sentiment parmi ses acheteurs : « Je vais faire de la sociologie à deux balles, mais ce n’est pas ma clientèle habituelle. Ils me disent avoir vu Branco sur Internet ou en vidéo sur les réseaux sociaux, jamais dans la presse. Quand ils l’achètent, c’est un geste subversif, de résistance. » Manu contemple la couverture : dans une ombre inquiétante se dessine le visage du Président, reconnaissable à son regard. Comme écrasé par ce visage de Goliath, un David en gilet jaune lui fait face. Le libraire conteste ce choix : « Il ne parle presque pas des gilets jaunes, encore moins de la politique de Macron… », puis corrige le tir : « Mais j’ai adoré le livre ! Si je parlais au Figaro_, je n’en aurais dit que du bien ! »_
Juan Branco sera attendu à Toulouse à la mi-mai, pour une nouvelle rencontre. Peut-être plus houleuse. « Certains gilets jaunes et des antifascistes toulousains lui reprochent d’être apparu auprès d’Étienne Chouard [autre phénomène, critiqué pour sa proximité avec l’extrême droite] ou d’avoir donné une interview à l’Incorrect [magazine d’extrême droite] », raconte Annabelle, mobilisée depuis le début du mouvement. Elle conclut : « Nous allons maintenir sa venue quoi qu’il arrive. Il est vachement connu, il est même adoré. Mais, s’il veut prendre position, sa bataille, il ne va pas la mener tout seul ! » S’il n’a pas l’adhésion de tous, il n’indiffère personne.
Crépuscule Juan Branco, Au Diable Vauvert/Massot, 320 pages, 19 euros