La saveur du souvenir

Dans Le Cahier de recettes, Jacky Durand dessine le portrait d’une figure paternelle. Un roman sensible et gourmand sur la transmission.

Jean-Claude Renard  • 8 mai 2019 abonnés
La saveur du souvenir
© Julien Falsimagne

Végétariens s’abstenir. Calé dans l’Est de la France, cette région qui s’affiche comme « une morne plainte sur un glacis de plaines, de lacs et de forêts piétiné par l’Histoire », le Relais fleuri se veut l’antre du vol-au-vent, des ris de veau au vermouth, des cassolettes de crêtes, de rognons de coq et de champignons des bois. Le gîte privilégié pour qui aime tourner son couteau vers le civet de lièvre au goût fauve et torréfié, les grenouilles dorées dans le beurre noisette et persillade, les grillades aux ceps de vigne, les tranches d’échine de porc larges comme un battoir. Un repaire où l’écume du pot-au-feu rivalise avec l’effluve entêtant du mont d’Or rôti au vin jaune, où la cocotte en fonte se veut le « vaisseau amiral des cuissons lentes ». Une cuisine de caboulot, vieille France, qui sent encore le charbon, flirte avec l’antan et quelque chose de ces restaurants de routiers maintenant disparus au profit des chaînes en périphérie urbaine.

Ce Cahier de recettes est un roman où tout est prétexte à la tambouille, un hymne aux températures, aux sauces, aux assaisonnements, aux accords et aux accompagnements, aux fragrances frétillantes. Une ode à un métier de sueur crasse, de parfum de graillon. Levé sept heures, couché à pas d’heure, dans la chienlit du personnel, des factures et de la clientèle. Pas de vacances ni de répit pour les fourneaux du taulier, monsieur Henri, en fin de service, en fin de vie aussi.

Foin de nostalgie mais une pleine bordée de mélancolie (sans doute parce que « la bonne cuisine, c’est le souvenir », dixit Simenon), une mélancolie qui s’exprime dans un tête-à-tête, voire un huis clos entre le père et le rejeton, tandis que môman a quitté le domicile conjugal gavé de trop de casseroles. Le môme aimerait taquiner le piano, le père s’y refuse vu que c’est tout de même un boulot de crevard ou d’esclave.

Mais gare au titre ! Jacky Durand ne propose pas précisément un livre de recettes, avec ses grammages, son addition d’ingrédients, ses poids et mesures. Il aurait pu, dans un autre exercice. Si l’auteur de Voyage amoureux dans la cuisine des terroirs (2016), le chroniqueur des bal(l)ades gourmandes dans Libération cède aux tours de main, il livre ici un portrait sensible et bouleversant écrit à la seconde personne, le fiston racontant son père, s’adressant à lui sous la presque forme d’une supplique – pour retrouver ce diable de cahier dans lequel le casseroleur a consigné ses recettes.

Possédant le sens du récit, Jacky Durand déploie ainsi l’histoire de l’admiration d’un rêveur lettré maniant la poêle pour un manuel qui lui a tout appris, tout montré de ses astuces culinaires, une relation ténue qui possède également ses mensonges par omission, son secret de famille, une histoire où chaque geste paternel vire à l’épopée. C’est là que le roman, aux phrases courtes tutoyant l’essentiel, prend subtilement une autre dimension, sans lyriser sur le fenouil, se glissant du côté de l’éducation et de la transmission, mijotée au court-bouillon. Soit une affaire de temps. Le temps de regarder, d’apprendre, de faire et refaire.

Le Cahier de recettes, Jacky Durand, Stock, 214 pages, 18 euros.

Littérature
Temps de lecture : 3 minutes