La vraie révolution des Algériennes

Très remarquée, la mobilisation des femmes au sein du mouvement populaire parvient à donner voix à des revendications féministes. Non sans certaines crispations.

Olivier Doubre  • 8 mai 2019 abonnés
La vraie révolution des Algériennes
© photo : La manifestation du 8 mars 2019 à Alger contre le cinquième mandat de Bouteflika. Sur les pancartes, « non au cinquième mandat », et « pacifique ».crédit : RYAD KRAMDI/AFP

FLN dégage ! » Et, depuis deux ou trois semaines, de plus en plus, « Gaïd Salah dégage ! », ciblant le puissant chef d’état-major de l’armée, Ahmed Gaïd Salah, 79 ans, devenu aujourd’hui l’homme fort du « système » à Alger, depuis qu’il a suivi la rue en poussant à la démission le président grabataire Abdelaziz Bouteflika, qui briguait un cinquième mandat. Les médias, notamment occidentaux, ont souligné l’importante présence des femmes dans les manifestations des fins de semaine depuis le 22 février. Notamment lors de celle du troisième vendredi, qui tombait le 8 mars, journée internationale des droits des femmes. On parle de 20 millions d’Algériennes et d’Algériens dans les rues, dans des dizaines de villes du pays (1).

Cependant, quelle place les revendications féministes ont-elles dans ce que beaucoup, à Alger, nomment désormais « la révolution » ? Le premier vendredi, le 22 février, avait d’abord vu une mobilisation très majoritairement masculine et jeune, composée de beaucoup d’habitués des stades de football, avec leurs chants de supporters souvent cinglants et critiques à l’encontre du pouvoir. Mais dès le deuxième, le 1er mars, les femmes ont été très nombreuses à quitter leurs demeures pour rejoindre le mouvement. Les Algériennes ne sont sorties pour grossir les cortèges que lorsqu’elles ont eu l’assurance de leur sécurité dans la rue et que les manifestations ne se termineraient pas en émeutes, sachant combien, par le passé, tout épisode de violence urbaine était synonyme de répression aveugle et sanglante par la police, la gendarmerie et l’armée. Cette fois, rien de tout cela. Des scènes de fraternisation, dans la rue, entre la population et des membres des forces de sécurité ont même été notées à plusieurs reprises. Surtout, l’armée, par principe peu formée au « maintien de l’ordre », qui tira souvent « dans le tas » au cours des décennies passées, semblait se tenir à l’écart de toute velléité répressive.

Le peuple l’a véritablement emporté, dans le sens où la mobilisation a été si massive que le pouvoir, avec ses structures et ses figures quasi invisibles, sans que l’on sache véritablement qui dirige le pays en dehors d’un petit groupe opaque de personnalités corrompues et corruptrices, a dû réagir. En lâchant du lest. Or le fait que la mobilisation la plus importante soit advenue le 8 mars a donné une visibilité toute particulière aux femmes algériennes, en particulier les plus militantes et mobilisées. Si l’on a souligné à maintes reprises le pacifisme du mouvement, évitant toute confrontation violente avec la police et la gendarmerie, la présence de femmes l’a ouvert à des revendications féministes fortes. Non sans certaines réticences au sein du mouvement lui-même.

Le 8 mars, un groupe de militantes crée au milieu du cortège un « carré féministe », avec des pancartes et banderoles qui appellent principalement à l’abrogation du très machiste code de la famille, adopté en 1984 et profondément discriminatoire envers les femmes, en particulier mariées. Le même jour, sous un tonnerre d’applaudissements, Djamila Bouhired, grande figure héroïque de la lutte anticoloniale pendant la guerre d’indépendance, participe à la manifestation, alors qu’elle n’a pas pris part à un mouvement populaire depuis des décennies. On la voit surtout devant une banderole en arabe sur laquelle on peut lire : « On ne libère pas un pays si on ne libère la femme. » Sa présence est un symbole immense, fort, puisqu’elle fait taire les (vaines) accusations du pouvoir tentant de discréditer le mouvement comme « manipulé par l’étranger, notamment la France, ancienne puissance coloniale ». Pourtant, peu après un discours très engagé en faveur des droits des femmes, Djamila Bouhired sera huée par une partie de la foule. De même, le « carré féministe » est bousculé assez violemment par de jeunes hommes accusant les militantes de « diviser » la mobilisation populaire nationale. Malgré les intimidations et parfois les violences physiques, outre une campagne de menaces et d’insultes sur les réseaux sociaux, les militantes maintiennent leur « carré » au sein des cortèges, de semaine en semaine, et finissent par l’imposer fermement. Et se voient aussi rejointes et même « protégées » par de plus en plus de jeunes Algérois.

« Une fois qu’ont été dépassés la peur de voir la marche dégénérer en émeute mais aussi le rapport assez codifié à l’espace public, plus la protestation prenait de l’ampleur et affirmait son pacifisme, plus nombreuses étaient les femmes dans la rue. Il n’a pas fallu beaucoup de temps pour que leur présence soit assimilée, sciemment ou inconsciemment, comme la garantie que les manifestations demeurent pacifiques. » C’est ainsi que la jeune romancière algérienne, militante féministe et libertaire, Sarah Haidar (2) a expliqué à Politis la mobilisation féminine grandissante au sein du mouvement. Elle souligne en outre avoir admiré « la beauté dans ce premier pas vers la liberté » et même une « reconquête poétique de la rue dans ce déferlement relativement inattendu sur un espace public naguère verrouillé, voire tabou ».

Avocate depuis les années 1960 au barreau d’Alger, longtemps membre des instances dirigeantes du Front des forces socialistes, ancienne directrice à l’Unesco chargée des droits des femmes, Wassyla Tamzali (3) a ressenti dès le début du mouvement la même impression de « beauté » devant « cette reconquête de l’espace public par la société algérienne dans sa complexité, sa mixité, avec des familles entières, dans une vraie joie d’être ensemble ». Et d’ajouter, enthousiaste : « Ces belles scènes d’une grande humanité, avec des rires, des chants et des danses, femmes et hommes ensemble, bien dans leur peau, donnent de l’espoir ! » Mais elle tempère néanmoins son jugement, mettant en garde sur l’avenir et le contenu de la mobilisation populaire si celle-ci s’en tient à une simple contestation immédiate des hommes au pouvoir. « La révolution, si elle veut véritablement faire évoluer l’Algérie, doit accoucher d’une idée, de principes fondamentaux qui soient plus grands, plus larges que ceux de l’instant lui-même. Il faut que soit mise en avant une idée à laquelle on puisse se référer dans l’avenir, même si la contre–révolution relève la tête, ou triomphe à court ou moyen terme. »

Et l’avocate de prendre pour exemple, en France, la Déclaration des droits de l’homme de 1789, qui, malgré les reculs tout au long du XIXe siècle (entre Empires et Restauration), a constitué ce à quoi l’on se référait, même des décennies plus tard, jusqu’à aujourd’hui. « Il n’y aura pas de peuple libéré sans libération des femmes ! Le féminisme est la seule pensée politique qui ait fondamentalement un sens aujourd’hui en Algérie, ce qui n’est plus le cas du socialisme, du marxisme ou même du nationalisme. Car il renvoie à la question de la -citoyenneté, aux rapports au sein de la société : la situation des femmes dans les sociétés postcoloniales est constitutive de leurs régimes d’autorité, voire le point de survie de ces régimes. » Sans oublier de préciser que ceux-ci s’appuient justement sur une pression religieuse, obscurantiste, jouant d’une « tradition » aménagée, synonyme de dictature sexuelle et faisant du corps des femmes un tabou absolu.

Quand certaines de ces femmes ont décidé d’apporter, à l’instar d’autres segments de la société, du contenu à la révolution et d’affirmer que la condition féminine ne pouvait encore une fois être reléguée aux calendes grecques, on a constaté une large désapprobation, pour ne pas dire un rejet total, non seulement chez les réactionnaires habituels, mais aussi dans les milieux militants et dits “progressistes”. C’est dire à quel point la question des droits des femmes, comme celle de la religion, met en exergue la normalisation absolue de l’une des injustices les plus effroyables héritées de ce système, mais aussi l’exploitation vicieuse par celui-ci des penchants conservateurs et misogynes de la société algérienne…

C’est sans doute ici que « la révolution » a le plus de chemin à accomplir. Si la mixité est bien visible et s’affirme dans les cortèges, chaque vendredi, les résistances demeurent, même au sein d’une part de l’intelligentsia et des militants engagés dans les mobilisations. Beaucoup continuent de considérer les droits des femmes comme une question secondaire, sinon comme une revendication dérogeant à la tradition nationale.

Observant les manifestations au centre d’Alger, Sarah Haidar, d’une génération plus jeune que Wassyla Tamzali, le déplore au moins autant que celle-ci : 


(1) L’Algérie compte 42 millions d’habitants.

(2) Auteure des remarquables La Morsure du coquelicot (Métagraphes, 2018) et Virgules en trombe(Libertalia, 2018).

(3) Elle est notamment l’auteure d’un magnifique livre : Une éducation algérienne. De la révolution à la décennie noire (Gallimard, 2007, Folio, 2012).

Monde
Temps de lecture : 8 minutes

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