Le travail polarisé : inutile ou invisible
On oppose reconnaissance sociale et sentiment d’utilité, générant frustration et souffrance.
dans l’hebdo N° 1551 Acheter ce numéro
Partout dans le monde les emplois industriels diminuent ; partout le marché du travail se polarise entre, d’un côté, des emplois de services intellectuels très qualifiés et bien rémunérés et, de l’autre, des boulots précaires et mal payés dans les services aux personnes ou les microtâches informationnelles. Cette polarisation des emplois s’explique à la fois par les innovations technico-organisationnelles et par la concentration des revenus.
Cette tendance est maintenant établie par de nombreuses études, mais les économistes se sont moins intéressés à un autre aspect, tout aussi important, de la polarisation : son impact sur le sens du travail et la santé des travailleurs. Emplois prestigieux mais inutiles ou nuisibles en haut de l’échelle – les bullshit jobs (1) –, emplois utiles mais méprisés en bas : la polarisation sociale oppose aussi la reconnaissance sociale au sentiment d’utilité, générant ainsi frustration et souffrance à tous les niveaux de la hiérarchie.
Selon David Graeber, un bullshit job est un emploi inutile, superflu ou néfaste aux yeux mêmes de celui ou de celle qui l’exerce. En France, si on s’appuie sur la plus récente enquête sur les conditions de travail, on peut estimer qu’environ 17 % des salariés ont un bullshit job : ils considèrent que leur travail n’est que rarement utile et qu’il est ennuyeux ou néfaste (2). Les cadres de l’informatique, de la finance et de la comptabilité sont nombreux dans ce cas, comme l’indique Graeber. Il faut y ajouter d’autres emplois qu’il ne cite pas, moins « chics », comme ceux de caissière, de secrétaire ou d’agent de sécurité. Leur sentiment d’ennui et d’inutilité pèse sur leur santé mentale, qui apparaît très dégradée.
En bas de la hiérarchie, les emplois de services aux personnes – les métiers du care – fournissent à leurs titulaires, souvent des femmes, de très bas revenus, une faible considération sociale, mais un sentiment certain de jouer un rôle utile, voire indispensable. Ces professions qu’on peut qualifier d’« invisibles (3) » – assistantes maternelles, coiffeuses, aides à domicile… – regroupent des personnes qui ont souvent la satisfaction du travail bien fait mais disent ne pas recevoir la reconnaissance qu’elles méritent (16 %). Cependant, leur santé mentale n’est pas particulièrement dégradée, au contraire de celle d’une autre catégorie de salariés modestes que j’ai nommés les « empêchés » (15 %) : infirmières, enseignants, policiers, ils et elles ont rarement le sentiment de pouvoir faire du bon travail, et en souffrent fortement.
Les titulaires de bullshit jobs exercent des tâches de contrôle du travail des autres, remplissent de façon monotone des tableaux Excel ou des lignes de code informatique, vendent des services inutiles ou des produits polluants… La transition écologique et démocratique devra repenser leur travail. Elle aura aussi à revaloriser symboliquement et financièrement les métiers méprisés du care : priorité au soin des autres et de la nature !
(1) Bullshit Jobs, David Graeber, Les Liens qui libèrent, 2018.
(2) Voir mon papier « Trop de bullshit jobs », Travail et Santé, janvier 2019.
(3) Voir mon livre Libérer le travail, Seuil, 2018, p. 40.
Chaque semaine, nous donnons la parole à des économistes hétérodoxes dont nous partageons les constats… et les combats. Parce que, croyez-le ou non, d’autres politiques économiques sont possibles.