« Les Misérables », de Ladj Ly [Compétition]
Ce premier long métrage d’une grande force montre le quotidien dans la cité des Bosquets à Montfermeil comme on ne l’a jamais vu.
Il y a eu, dans des genres et avec des bonheurs différents, La Haine (1995), Ma 6-T va crack-er (1997), Dheepan (2015), Divines (2016), et beaucoup d’autres… Pourtant, qu’est-ce qui fait que Les Misérables, le premier long métrage de Ladj Ly, donne l’impression que l’on n’a jamais vu la banlieue ainsi ? Première raison, sans doute nécessaire mais pas suffisante : le réalisateur, qui a grandi à Montfermeil où se déroule l’action du film, connaît cette banlieue-là comme sa poche. Seconde raison, la plus déterminante : il n’a pas de lecture idéologique a priori. C’est trop souvent le cas chez des cinéastes, ou des écrivains, qui pourtant s’en défendent, revendiquant au contraire une forme de pragmatisme sans se rendre compte qu’ils ont intégré tous les poncifs dominants – exemple : « l’islam est le poison de la banlieue ». Ou bien arrivant avec les meilleures intentions du monde, dont on sait qu’elles peuvent mener vers l’enfer, surtout en matière artistique.
Ladj Ly s’abstient de juger ses personnages, quels qu’ils soient, y compris les policiers ou les islamistes. Chacun est plongé dans un univers chaotique avec ce qu’il est, ses qualités et ses limites, ce en quoi il croit ou non. Mais tous en font partie. Tous sont des « misérables », le cinéaste ayant repris le titre du roman de Victor Hugo non seulement parce que celui-ci serait passé par Montfermeil, mais aussi parce qu’il ne discrimine personne au sein des « pauvres gens ». « Mes amis, retenez ceci, il n’y a ni mauvaises herbes, ni mauvais hommes. Il n’y a que de mauvais cultivateurs » : cette citation des Misérables, le livre, clôt le film.
Très remarquable aussi : on entre dans la cité des Bosquets avec une équipe de trois « bacqueux » (de la BAC, brigade anticriminalité), mais le film n’endosse jamais un regard de flic. Outre qu’ils jouent leur rôle de policiers autant qu’ils le subissent, ces trois-là sont ici comme des révélateurs de la violence physique et sociale. Ils sont eux-mêmes fort différents : il y a le chef, Chris (Alexis Manenti), aux méthodes plus que discutables, Gwada (Djebril Zonga), plus calme en apparence, et Stéphane (Damien Bonnard), fraîchement muté, avec des principes, découvrant d’un œil neuf mais pas naïf cet environnement. Ladj Ly connaît bien le travail et les comportements de ces policiers pour les avoir beaucoup filmés dans la réalité. Un axe essentiel de l’intrigue des Misérables est d’ailleurs fondé sur un épisode qui lui est arrivé : un jeune de la cité filme avec un drone une bavure commise par un des trois flics. La vidéo, pièce à conviction, revêt un enjeu crucial. Et donnera lieu à une très belle scène entre Gwada et Stéphane, où l’un renverra l’autre à sa conscience et à ses responsabilités.
Ladj Ly avait tourné un court métrage, qui portait déjà le même titre – primé au festival de Clermont-Ferrand (et pour lequel Politis l’avait interviewé). Les bases du long y étaient déjà. Le passage de l’un à l’autre est réussi, ce qui est rarement le cas. Le cinéaste a trouvé le rythme, le souffle et la tension nécessaires. Il évacue aussi tous les clichés formels, liés au langage ou à la musique. Celle-ci est très peu utilisée, et le rap quasi absent, sinon dans la bouche d’un personnage furtif, non jeune et qui tente de s’intégrer dans une vie active après quatre ans de prison. Ladj Ly renverse aussi les idées reçues à propos des roms détenteurs d’un cirque, qui sont volés et non voleurs.
On n’en finirait pas de décliner les qualités de ce film, qui a fait grosse impression lors des projections de presse. Hormis les trois comédiens cités plus hauts et deux ou trois autres dans la distribution, la plupart sont des non-professionnels recrutés sur place : tous sont d’une éclatante vérité. Les enfants tout autant, ce qui est heureux puisque ce sont eux, ou plus exactement leurs personnages, auquel le film s’attache particulièrement. Ces enfants subissent violences sur violences : celles engendrées par l’environnement – les cités sont délabrées et abandonnées –, par les difficultés sociales de leurs parents, par les bacqueux… Ce sont les violences, en définitive, que leur impose tout un système d’adultes qui se tiennent entre eux, qu’ils soient policiers, dealers, mi-médiateurs mi-combinards, religieux… Les Misérables témoigne de la brutale révolte de ces enfants contre cet ordre-là. C’est un avertissement. Par un film qui en impose.
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