Licences paysannes
Un maraîcher bricoleur et un ingénieur ont lancé un site regroupant, en accès libre, les plans de dizaines de machines agricoles. L’idée : redonner une « souveraineté technique » aux agriculteurs.
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Une machine infernale, semblable à rien de connu. Un mariage de chaînes de vélo, de manivelles en acier, de dents de binage et de batteries de voiture, reposant sur quatre roues tout-terrain et surmonté d’un transat en position seigneuriale au-dessus d’une paire de pédales. C’est l’aggrozouk, prototype de véloculteur conçu pour circuler entre les rangées de légumes, équipé d’outils en tout genre. L’engin, entièrement fait main, est librement adaptable par tout bricoleur un peu téméraire, comme les quatre-vingts machines agricoles qui composent le catalogue de l’Atelier paysan (1).
L’histoire de cette coopérative dévolue à l’autoconstruction commence par la rencontre d’un bricoleur de génie et d’un essaimeur. À la fin des années 2000, Joseph Templier est maraîcher dans une ferme bio en pleine reconversion vers une méthode appelée « planche permanente », qui tente d’épargner le sol. Il manque d’outils pour ce nouveau mode de maraîchage, qui limite au maximum la zone « matraquée » par les roues des engins agricoles. Alors, avec ses collègues, ils « lancent une cogitation collective » et bricolent trois machines sur mesure. « Joseph avait le génie de la relation entre le sol et la machine », raconte Fabrice Clerc, le second maillon de la chaîne, en marge du rassemblement annuel de la coopérative, le 25 mai à Beaumont-lès-Valence (Drôme).
Lorsque cet ingénieur en agriculture, conseiller auprès des maraîchers bio du coin, débarque dans la ferme de Joseph Templier, « une des plus pointues de France à cette époque », la rencontre des deux produit une étincelle. « Lui et ses collègues avaient atteint une efficacité folle, dans un système de culture quasi révolutionnaire, grâce à trois outils parfaitement réglés », s’émerveille-t-il encore.
Ils dessinent donc ensemble les plans des machines, pour répondre à une foule d’agriculteurs en manque d’outils adaptés aux nouvelles méthodes de culture bio. Le trésor créé au moyen de bouts de ferrailles et de morceaux de machines récupérées est modélisé, avec d’autres machines imaginées ailleurs. Et les plans d’une quinzaine d’outils sont entièrement publiés sur Internet, sans autre forme de brevet que la licence libre creative commons, qui autorise tous les « piratages » sauf l’utilisation commerciale.
Partager son savoir aux quatre vents était une évidence pour Joseph Templier. « Tous les outils sont nés d’un savoir-faire qui se transmet et se nourrit de rencontres et de voyages, affirme cet ancien éleveur, un temps paysagiste dans le Morbihan. Et ils s’enrichissent de l’expérience de tout le monde, alors qu’un brevet les aurait figés dans le temps. » Ce choix déclenche une spirale vertueuse, « logique, mais qui était totalement inimaginable », constate Joseph Templier.
Grâce à l’open source, chacun s’empare des plans mis en ligne, les corrige et les nourrit de nouvelles idées. C’est bientôt une banque des savoirs paysans qui touche à toute l’agroécologie qui prend forme. En choisissant l’autoconstruction, les agriculteurs reprennent la main sur leurs outils de travail, qu’ils peuvent adapter ou réparer, et divisent par deux ou trois le prix de leur équipement et les dettes afférentes.
Les exploitations peuvent tourner avec un panel de machines « frugal », à rebours du marché classique des machines agricoles, pris dans une course folle aux brevets qui pousse à une surenchère techniciste. Une fuite en avant imposée, qui maintient les agriculteurs captifs d’outils très performants mais souvent inadaptés et rapidement obsolètes, qu’ils n’ont pas le droit de bidouiller.
L’open source, cependant, n’est qu’un outil juridique. « Les plans en accès libre, c’est bien beau, mais il faut pouvoir en faire quelque chose, souligne Joseph Templier_. Or beaucoup d’agriculteurs ne connaissent pas le travail des métaux. »_ L’Atelier paysan lance donc une formation, puis deux, puis d’autres encore ailleurs en France, grâce à deux camions de matériel permettant l’installation de chantiers d’autoconstruction temporaires. En 2018, près de 75 stages d’une semaine ont été organisés par les 17 salariés de la coopérative, et deux mille paysans ont été formés en dix ans. « Les participants arrivent le lundi matin, souvent sans avoir jamais touché un fer à souder, et repartent le vendredi avec leur machine », résume Joseph Templier. Même si l’outil reste souvent à fignoler pour être totalement abouti. « Il faut qu’ils le mettent en terre pour que cela devienne une machine paysanne vivante », complète Fabrice Clerc. « C’est le végétal qui est le dernier juge », renchérit Joseph Templier.
C’est ce qui a valu aux membres de l’Atelier paysan le respect, voire l’admiration, des militants du « libre » et des « communs », dont ils ne sont pourtant pas issus : grâce à leurs formations, « ils ont réussi à faire en sorte que les gens s’emparent de la ressource qu’ils mettaient en accès libre, salue Jérémie Grojnowski, doctorant en anthropologie à Nanterre. Cela alimente une innovation par les usages qui a toujours existé dans le monde paysan ».
André est là pour en attester. Informaticien reconverti il y a quatre ans dans le maraîchage, hors de tout cadre familial, il a été happé il y a deux ans lors d’un stage de l’Atelier paysan. « La dynamique est très collective. On bosse parfois jusqu’à 1 heure du matin pour pouvoir sortir six, sept ou huit machines en une semaine, mais on ne s’ennuie pas. On apprend un savoir-faire, on ne vient pas en consommateur », raconte le trentenaire. Il s’est construit deux machines et se constitue un atelier avec des outils de fabrication pour être autonome dans ses bidouilles. Et il développe un logiciel de planification des cultures, outil crucial pour les maraîchers.
La coopérative mène également des « traques de connaissance paysanne » pour aller de ferme en ferme recueillir les inventions, parfois sur signalement d’un voisin ou d’un proche. « Beaucoup de personnes ne pensent pas à valoriser leurs petites trouvailles », témoigne André. L’Atelier paysan va donc au-devant d’elles pour enrichir le pot commun de savoir-faire_. « Sur la filière meunerie, on commence à diffuser une gamme presque complète, de la graine au pain »,_ se réjouit Fabrice Clerc.
L’apprentissage de l’autonomie n’est en revanche pas évident. De retour sur leurs terres, les agriculteurs sont parfois démunis pour régler et faire évoluer leur machine. Une recherche et développement itinérante est en projet pour faciliter cet apprentissage, mais l’Atelier paysan assume aussi une certaine exigence. L’autoconstruction « n’a pas vocation à remplacer tout l’existant », prévient Fabrice Clerc. Ne serait-ce que parce que cela demande un investissement en temps important. Les géants des machines agricoles, qui se partagent un marché de 70 milliards de dollars en 2020, ont donc encore de beaux jours devant eux. Ils ont d’ailleurs largement copié certaines idées documentées par l’Atelier paysan sans que cela n’offusque les inventeurs.
La coopérative n’avance, elle, pas tout à fait sereinement, malgré l’enthousiasme ambiant. Les aides publiques à la formation, qui financent une partie des stages, s’amenuisent. Et les efforts pour décrocher des subventions doivent être constamment renouvelés. Le projet se développe donc grâce à l’achat-revente de matériaux de construction pour les machines et des souscriptions, qui doivent monter en puissance pour consolider un modèle économique fragile.
La coopérative compte donc sur l’essaimage, via douze associations de soutien constituées dans toute la France. Elle espère aussi mobiliser les consommateurs dans la dynamique de reprise en main de l’agriculture par les agriculteurs. « Nous avons vocation à faire mouvement, juge Fabrice Clerc. Car ce que l’État développe en matière de technologie agricole, sans débat public, est sidérant. Il prépare une accélération qui risque de détruire la culture paysanne et de déshumaniser l’agriculture. »
(1) latelierpaysan.org
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