Marie-Christine Vergiat : « Quelquefois, les élu·e·s progressistes gagnent »
Minoritaires au Parlement européen, la gauche et les écologistes parviennent pourtant à former des majorités et à emporter des succès, notamment sur la santé, l’environnement et les droits humains.
dans l’hebdo N° 1554 Acheter ce numéro
Marie-Christine Vergiat achève au sein du groupe Gauche unitaire européenne-Gauche verte nordique un second mandat au Parlement européen. Elle est très active sur les questions de droits sociaux, de migration, de santé ou d’environnement. Militante des droits de l’homme et de l’éducation populaire élue sous l’étiquette Front de gauche, elle aurait postulé à nouveau « si la gauche française s’était présentée unie au scrutin ». Elle cosigne un appel à « refonder la gauche » au côté de nombreuses personnalités (1).
La gauche et les écologistes sont minoritaires au Parlement européen. Au bout de dix années de mandat, avez-vous eu le sentiment de faire avancer vos causes ?
Marie-Christine Vergiat : Dans le jeu des rapports de force au sein du Parlement européen, aucun groupe politique n’a la majorité à lui tout seul. Le groupe du Parti populaire européen (PPE), la droite classique, où siègent Les Républicains, dispose de 216 élus, les socialistes et démocrates (S&D) de 185. Ces deux blocs parviennent régulièrement à se mettre d’accord sur les questions économiques. Cependant, quand il y a divergence entre eux, d’autres rapports de force peuvent se construire. Dans le domaine social, le camp « progressiste », constitué par la gauche européenne, les Verts et les socialistes, est minoritaire. Sur les questions des droits et des libertés fondamentales, il est, à l’inverse, souvent possible de constituer des majorités alternatives – et de décrocher des résultats – avec l’appui du groupe des libéraux (ADLE), alors qu’il vote avec la droite sur les sujets économiques. Et sur les questions de santé et d’environnement, les majorités sont très étroites, elles se jouent généralement à quelques voix et basculent très vite en fonction des amendements, de la présence des député·e·s, etc.
Cette situation a-t-elle été plus marquée lors de cette mandature que lors des précédentes ?
Les groupes politiques y ont perdu en homogénéité, surtout en fin de législature. Quelques voix peuvent facilement leur échapper en fonction des dossiers. En outre, la pression des groupes d’intérêts – qu’ils soient industriels, financiers, mais aussi associatifs, syndicaux ou citoyens – peut faire changer les choses.
Cela a été particulièrement vrai sous cette mandature dans le cadre des débats sur les questions de santé ou d’environnement, par exemple, avec des affrontements entre « protection des citoyens (des consommateurs) » et « défense des intérêts économiques ». Lors de l’un des derniers votes de la législature, le projet d’harmonisation des systèmes de sécurité sociale, dont Guillaume Balas (Génération·s) était le rapporteur, a été battu d’une dizaine de voix seulement.
Sur quels points avez-vous eu le sentiment de faire avancer les choses, alors ?
Le bilan ne se résume pas à la comptabilisation des votes finaux, il faut aussi regarder les résultats obtenus par le vote des amendements. Le Parlement européen fonctionne de manière assez démocratique, avec des règles de proportionnalité qui ne nous sont pas familières en France. Ainsi, la réalisation des rapports est ventilée entre les six groupes qui s’impliquent dans le travail parlementaire au prorata de leur importance – Gauche unitaire européenne/Gauche verte nordique, S&D, Verts/ALE, démocrates et libéraux (ADLE), PPE et conservateurs (CRE) (2). Le groupe désigné nomme un rapporteur ou une rapporteuse, avec qui des alter ego choisis par les cinq autres groupes travailleront tout au long de l’examen du texte. Les député·e·s de tout bord peuvent déposer des amendements, et il faut constituer une majorité pour chaque paragraphe du texte soumis au vote. Rapporteuse, j’ai fait adopter un texte sur les migrations et les droits de l’homme avec six voix de majorité. Il m’a fallu un an de travail. Et même si j’aurais aimé que certains paragraphes ne figurent pas dans le texte final, je m’y reconnais largement.
Nous parvenons aussi parfois à constituer des majorités ponctuelles sur certains textes pour faire avancer des grands principes, tout en votant « contre » sur le texte final parce qu’il est globalement trop éloigné de nos positions. C’est ce que j’ai fait notamment sur le « paquet » de textes relatifs au contrôle des frontières. Dans le cas des affaires Panama Papers et LuxLeaks, le camp « progressiste » a obtenu la mise en place de trois commissions spéciales et la dernière a obtenu – une première dans l’UE – la reconnaissance de « paradis fiscaux » au sein de l’Union : les Pays-Bas, l’Irlande, Chypre, Malte et le Luxembourg.
Pourtant, aucune mesure concrète n’a été adoptée…
Auparavant, les pratiques de ces pays étaient pudiquement qualifiées d’« optimisation fiscale ». Cette avancée peut paraître symbolique, mais elle peut être exploitée hors du Parlement par les groupes citoyens. C’est un premier pas. Je suis toujours très étonnée de constater combien notre assemblée fait l’objet de questions que l’on ne se pose jamais à l’échelon national. Quid des initiatives législatives des parlementaires nationaux quand le gouvernement ne les soutient pas ? D’autant que le Parlement européen n’a pas la prérogative de déposer des directives ou des règlements. Le droit d’initiative législative est réservé à la Commission, et il faut bien sûr se battre pour que ça change. Ensuite, le Parlement et le Conseil européen prennent position sur ces textes. Ils sont co-législateurs, à égalité de poids.
Ce processus a permis au camp progressiste de décrocher le Règlement général sur la protection des données (RGPD). C’est le résultat d’un bras de fer avec le Conseil, qui voulait un niveau de protection inférieur pour les citoyens. En contrepartie, le Parlement européen a cédé sur l’obligation de collecte des données sur les passagers aériens.
Comment considérez-vous l’utilité de ce camp progressiste minoritaire ?
Il joue un rôle d’alerte sur de nombreux sujets et il a pu aussi obtenir des victoires, en particulier sur les questions de protection sanitaire et environnementale, pour lesquelles il a l’appui de groupes de plaidoyer citoyens. On a vu leur utilité et leur efficacité avec l’interdiction de la pêche électrique, obtenue contre l’avis de la Commission et du Conseil. Ce fut une vraie bataille, initiée par la Gauche européenne, et le Parlement n’a pas cédé. Sur le paquet ferroviaire, il ne nous a manqué que 24 voix pour bloquer ce texte libéral, actuellement mis en œuvre en France. Cette courte majorité aurait sans doute pu basculer avec une meilleure mobilisation citoyenne. Il est dommage que les interventions de ce type ne soient pas plus fréquentes. Il faut aussi interroger le manque d’articulation avec les parlements nationaux, qui sont saisis avant même que les discussions ne commencent à l’échelon européen.
Vous avez donc manqué de relais ?
C’est flagrant en France en raison du fonctionnement de nos institutions. Ainsi, le Parlement n’exerce pratiquement aucun contrôle des décisions prises par le gouvernement quand il se rend au Conseil européen. Angela Merkel, elle, arrive dotée d’un mandat de négociation par les parlementaires allemands. Cela devrait poser question à l’Assemblée nationale et au Sénat français ! Ajoutons que le Conseil est la moins transparente des institutions européennes. À moins de fuites, nous ne savons rien des tractations, et il est même fréquent que nos décideurs expriment à l’extérieur le contraire des positions qu’ils ont défendues au Conseil.
Le manque d’intérêt pour les institutions européennes serait plus important en France qu’ailleurs ?
Chaque année, le Parlement européen mène une enquête sur la connaissance des instances communautaires par l’opinion publique dans tous les pays de l’Union. Aux questions « connaissez-vous suffisamment ces institutions ? » et « considérez-vous que les médias vous en informent assez ? », la France arrive au 28e rang parmi les 28 États membres ! Plus qu’un manque d’intérêt, il s’agit surtout d’un manque d’information. Aussi je m’irrite particulièrement à l’écoute de deux poncifs rabâchés en France : « C’est la faute de Bruxelles » – qui permet à notre gouvernement de se dédouaner à bon compte auprès de l’opinion de décisions qu’il a pourtant prises au sein du Conseil – et « le Parlement européen ne sert à rien », alors que son accord, avec celui du Conseil, est impératif pour l’adoption de tout texte législatif européen. In fine, il a un plus grand pouvoir sur la production législative que le Parlement français.
Faut-il donc donner plus de pouvoir à l’assemblée de Strasbourg ?
Attention aux demandes de principe : plus de pouvoir au Parlement européen, c’est certes plus de démocratie – c’est la seule institution directement élue par les citoyens –, mais cela conduit aussi l’Union vers le fédéralisme. Je ne suis pas contre, mais réfléchissons au préalable aux compétences respectives de l’Union et des États membres. Il vaut mieux travailler à la complémentarité des institutions, et notamment à une meilleure définition des domaines de compétence. Par exemple, c’est une contre-vérité que d’affirmer que les politiques migratoires sont européennes. Il existe certes des procédures harmonisées mais, au bout du compte, chaque pays est libre de délivrer les titres de séjour qu’il veut et d’accorder la protection internationale. Ce sont les États, et eux seuls, qui décident de qui peut venir légalement sur le territoire européen. Dans les faits, ils prennent de plus en plus de poids au sein des institutions de l’Union, c’est une tendance lourde.
Au bout du compte, cela vaut-il toujours la peine de tenter d’envoyer des député·e·s de gauche et écologistes à Strasbourg ?
La majorité politique au sein du Parlement reflète celle existant au sein des États membres. Il existe un bloc majoritaire contre nous sur les questions économiques, dominées par le maintien des politiques austéritaires malgré leurs effets sociaux dévastateurs. Idem sur les sujets « sécuritaires ». Et sur les questions migratoires, dans lesquelles je me suis beaucoup investie, les États préfèrent bloquer les initiatives législatives plutôt que de se ranger aux positions du Parlement européen, en dépit de ses positions majoritaires sur le droit d’asile, notamment.
Aussi, tout en réaffirmant qu’il ne faut pas renoncer à peser dans les rapports de force, je suis plus que jamais favorable à une refonte des traités européens. Car, tant que l’Union fonctionnera sur le principe cardinal d’une concurrence libre et non faussée, il restera impossible, par exemple, de revendiquer une harmonisation fiscale et sociale par le haut pour empêcher le dumping : certains pays où le salaire minimum est bien loin des niveaux pratiqué à l’ouest de l’Europe sont une aubaine pour les entreprises. En Bulgarie, le salaire minimum est de 300 euros, contre 2 000 euros au Luxembourg. Mais cette refonte nécessite l’unanimité des États membres. Dans l’état actuel des choses, les députés progressistes jouent un rôle dans la création de nouveaux rapports de force. Nous menons des batailles, nous faisons entendre une voix différente et, quelquefois, nous gagnons. Plus les députés progressistes seront nombreux, plus ils pourront faire bouger les rapports de force.
Marie-Christine Vergiat est députée européenne.
(1) « Gauche: un sursaut nécessaire » a été publié sur Médiapart. Ses premiers signataires rassemblent des militants, des syndicalistes et des intellectuels, dont Pouria Amirshahi, président de Politis. blogs.mediapart.fr/les-invites-de-mediapart/blog/200519/gauche-un-sursaut-necessaire
(2) Les élu·e·s d’extrême droite ne participent quasiment pas aux travaux parlementaires.