Me Arié Alimi : « La violence policière est devenue un outil de gouvernement »
Avocat, Arié Alimi dénonce un nombre inédit de blessés et souligne la fuite en avant des forces de l’ordre, qui font également pression sur la justice pour éteindre les recours. Pour lui, le pouvoir bascule vers l’autoritarisme.
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Membre de la Ligue des droits de l’homme (LDH), Arié Alimi est l’avocat de plusieurs victimes de violences policières : de la famille de Rémi Fraisse à Geneviève Legay en passant par les jeunes des lycées Bergson et Arago à Paris, les mutilés Jérôme Rodrigues et Sébastien Maillet. Depuis six mois, les plaintes pour violences policières explosent avec le mouvement des gilets jaunes, rendant visibles des pratiques qui ne semblaient toucher que les jeunes racisés des quartiers populaires. Pour Arié Alimi, la police prend le pouvoir dans ce pays où le pouvoir judiciaire peine à enquêter sur son bras armé, cependant que l’État s’arroge le monopole de la vérité sur les violences.
Au bout de six mois de mouvement des gilets jaunes, observez-vous une escalade de la violence ?
Arié Alimi : J’observe une évolution plutôt qu’une escalade. Il y a toujours eu des violences dans ce mouvement, tant de la part des manifestants que des forces de l’ordre. Dans les premiers actes, on a vu énormément de personnes blessées par des armes inadaptées au maintien de l’ordre : LBD 40 et grenades. Le Conseil de l’Europe, la haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, le Parlement européen et la LDH ont interpellé le gouvernement en lui disant qu’il était en train de créer des blessés de guerre. On note maintenant un peu moins de violences qu’avant. Cela ne signifie pas que les forces de l’ordre ont cessé d’utiliser ces armes de guerre, mais qu’elles ont modifié leurs modes d’utilisation. Et les personnes qui pouvaient les utiliser ont changé aussi. 90 % des blessures graves causées par les LBD 40 ou les grenades étaient plutôt le fait de la police nationale que de la gendarmerie nationale. BAC ou BRI, brigades d’intervention qui ne font pas du maintien de l’ordre mais de l’antiémeute, ont utilisé ces armes de manière offensive, et non défensive, sur des cibles mouvantes. Ce qui engendre forcément des blessures, des mutilations, des yeux blessés, des membres arrachés…
La stratégie a-t-elle changé ?
Désormais, la police semble faire un usage immodéré des gaz. C’est la stratégie du nouveau préfet de police à Paris, Didier Lallement, qui avait fait un carnage à Bordeaux. Au début, il y avait une volonté de dissuader des manifestants non traditionnels de manifester, soit les gilets jaunes. S’exprime maintenant la volonté d’empêcher tout type de manifestation. Le 1er Mai en est un exemple flagrant puisque même les syndicats ont été empêchés. Des grenades ont été lancées contre le cortège de la CGT dès le début de la manifestation, alors que le cortège de tête était bien en avant et coupé du reste des manifestants. Boulevard de l’Hôpital, des militants traditionnels ont subi une utilisation immédiate des nassages, des gaz, des violences et de contacts directs avec utilisation de matraques… Des voltigeurs sont venus avec 150 motos. C’est d’ailleurs eux qui ont créé cette situation de confusion à la Pitié-Salpêtrière en contraignant des gens en train de fuir des gaz, nassés sur le boulevard, asphyxiés et bloqués, à entrer dans l’hôpital et à monter sur une rampe. Ils les ont poursuivis dans l’enceinte de l’hôpital. Une véritable chasse à l’homme.
Mais le pouvoir dément l’attaque contre le cortège syndical…
Le pouvoir est dans une attitude de négation de toute réalité. Or, quand on nie l’évidence et des vidéos qu’on a sous les yeux, on entre dans un raisonnement totalitaire : il n’y a plus de vérité, il n’y a que ce que dit le pouvoir qui est vrai. À ce point, c’est inédit. Le pouvoir est confronté à un outil qui n’existait pas auparavant : la vidéo. C’est la vidéo qui rend la communication étatique mensongère. Auparavant, le pouvoir pouvait nier, les contradicteurs ne faisaient pas le poids. Aujourd’hui, des vidéos surgissent dans tous les sens. Ce contre-pouvoir met en évidence une communication d’État qui a toujours existé dans de nombreux dossiers : Rémi Fraisse, Maurice Audin, Dreyfus… Sauf qu’à une époque, un dixième de démenti faisait tomber des responsables. Aujourd’hui, il n’y a plus de réaction du pouvoir à l’indignité et au mensonge.
Sivens, COP 21, Bure, les lycéens d’Arago… Comment considérer les violences contre les gilets jaunes dans cette suite de dossiers ?
J’ai commencé à travailler sur les violences policières avec des jeunes des quartiers populaires. Dans ma première affaire, en 2009-2010, on a systématisé des plaintes des gamins de Tremblay. C’est sous la présidence de Nicolas Sarkozy qu’on a vu apparaître les premières violences policières massives avec utilisation de Flash-Ball. Ensuite, il y a eu l’affaire Rémi Fraisse en 2014. À Sivens, Manuel Valls, Premier ministre, voulait empêcher un nouveau Notre-Dame-des-Landes. Puis il y a eu la loi travail, avec l’utilisation de grenades de désencerclement. J’ai ainsi vu s’étendre le champ des personnes visées des quartiers populaires aux militants écolos et aux lycéens et étudiants parisiens, avec des scènes d’humiliation collective et d’interpellation. Les violences policières se sont étendues hors des quartiers populaires.
Quelles poursuites judiciaires ont été engagées ?
Beaucoup n’ont pas abouti. Ces poursuites sont très compliquées, sauf en cas de vidéo précise et claire. L’affaire des lycéens à genoux, mains sur la tête, à Mantes-la-Jolie cet automne a rendu visible la violence policière qui s’exerçait dans les banlieues. Les gilets jaunes sont arrivés de manière désorganisée et sans revendications précises, avec une exaspération sociale et une colère qui s’est exprimée par des dégradations. En retour, ils se sont vus gratifiés de l’usage abusif de LBD 40 et de grenades. Au bout du compte, une quarantaine de personnes ont été grièvement blessées.
Des victimes de violences policières témoignant sur les plateaux avec un œil bandé, ça ne s’était jamais vu ?
Jamais. Après les premiers actes des gilets jaunes, on a découvert de véritables gueules cassées. En tant qu’avocats, nous leur avons conseillé de déposer plainte et de saisir le tribunal administratif pour qu’ils obtiennent la vérité sur ce qui leur est arrivé. Nous nous sommes retrouvés confrontés à une volonté d’obstruction de la part de l’institution judiciaire quant à l’ouverture des enquêtes, à la manifestation de la vérité, aux poursuites à l’encontre des fonctionnaires de police impliqués… Parallèlement, les gilets jaunes qui étaient poursuivis pour leur participation à des mouvements non déclarés avec la volonté éventuelle de commettre des violences, qui avaient participé à des pillages ou à qui il était reproché d’avoir jeté un projectile passaient en comparution immédiate. En moins de 48 heures, ils étaient jugés, condamnés et envoyés en prison. Alors qu’au bout de six mois de mouvement, on n’a toujours aucune orientation judiciaire pour les victimes de violences policières…
Que devient l’indépendance de la justice dans ce cas ?
Le système judiciaire a besoin de la police pour ouvrir des enquêtes, arrêter des gens, encadrer des audiences. Les fonctionnaires de police font partie du système judiciaire, qui se protège, comme par une réaction immunitaire. Le jour où des policiers seront poursuivis pour des violences, leurs collègues descendront-ils encore dans la rue pendant les manifestations ? La police est devenue un pouvoir dans le pouvoir, un pouvoir dans l’État. Elle fait d’ailleurs un véritable chantage au pouvoir actuellement. C’est plutôt elle qui a le pouvoir sur le ministère de l’Intérieur que l’inverse. Le dernier arrêté de Didier Lallement à Paris compte dans son article 9 une disposition jamais vue auparavant : les policiers peuvent s’adapter aux situations comme bon leur semble. On est passé de violences qui relèvent de l’abus, de l’erreur, de la faute à quelque chose de systémique, de programmatique. La violence policière est devenue un outil de gouvernement.
Le pouvoir politique est-il dépassé par le pouvoir policier ?
Il commence : il a mis en jeu la vie judiciaire de nombreux policiers et gendarmes. Il va y avoir des enquêtes pendant des années, des poursuites, et peut-être des condamnations lourdes. Un nombre très important de plaintes ont été déposées. Le pouvoir judiciaire va devoir céder. Et peut-être alors être dépassé : les syndicats de police sont devenus très puissants.
Il est tout de même des fonctionnaires de police qui craquent…
Oui. Un drame se noue dans les vies des fonctionnaires de police : un nombre jamais atteint de suicides. Cette tragédie est due à la pression et au harcèlement de leur hiérarchie, aux conditions de travail dégradées et à la violence qu’on leur demande d’exercer. Le policier s’engage pour être au service de ses concitoyens, pas pour les blesser.
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État d’urgence, mesures antiterroristes, loi anticasseurs : en quoi ces lois, que la LDH juge liberticides, accentuent-elles la violence ?
Elles contribuent toutes à fragiliser la démocratie et le droit d’expression collective de ses opinions, la séparation des pouvoirs… On passe du droit commun à un état d’exception permanent, de l’État de droit au régime autoritaire.
L’enquête demandée au gouvernement par la haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, Michelle Bachelet (1), est non contraignante et non indépendante. Jusqu’à quel point les organisations des droits de l’homme peuvent-elles espérer peser ?
Notre gouvernement reste sourd aux appels des juridictions et organes internationaux et européens auxquels la France appartient. Il s’agit d’une véritable illégalité internationale. Il ne faudrait pas que l’ONU devienne la SDN des années 1930. Des procédures de sanction doivent être engagées pour sauver la France, mais aussi la Pologne, l’Italie, la Hongrie, de l’autoritarisme.
(1) Par ailleurs ancienne présidente du Chili (2006-2010 et 2014-2018).