Pourquoi voter à gauche
Bien que très imparfait, le Parlement européen a de vrais pouvoirs, qui impactent la vie quotidienne. User de son bulletin de vote, c’est appuyer les forces qui luttent contre l’ordre libéral.
dans l’hebdo N° 1554 Acheter ce numéro
Au soir du 26 mai, quelle que soit l’issue du duel de connivence entre La République en marche et le Rassemblement national, le premier parti de France sera celui des abstentionnistes. Environ six Français sur dix devraient bouder les urnes dimanche, selon les instituts de sondage. Ce désintérêt pour le scrutin européen touche davantage les jeunes et les classes populaires. Il est également plus répandu dans l’électorat de gauche qu’à droite. Il n’est pas non plus inédit et n’a rien d’une exception française. En 2014, la participation électorale (42,43 %) était quasi conforme à la moyenne enregistrée dans les 28 États membres (42,61 %). Et cela fait vingt bonnes années que l’élection de nos eurodéputés mobilise moins d’un électeur sur deux (voir infographie).
Les causes de cette abstention sont multiples. Si les électeurs français connaissent assez bien leurs institutions, du conseil municipal au président de la République, et leurs pouvoirs respectifs, le fonctionnement de l’Union européenne apparaît tout à la fois compliqué, technique et lointain. Cette méconnaissance est confortée par la très faible couverture de l’actualité politique de l’UE dans les médias de masse. L’an dernier, le site Euractiv avait ainsi analysé les JT « grands formats » de TF1, France 2, France 3 et Arte durant le mois de mai : trois séquences seulement avaient évoqué _« le débat en cours sur l’adoption du prochain Cadre financier pluriannuel qui détermine pour 7 ans le canevas budgétaire de l’UE ». Diffusés sur les chaînes de France Télévisions, ces sujets étaient « orientés uniquement sur la baisse des aides aux agriculteurs français ».
Vote bafoué
Il s’ensuit un sentiment d’impuissance mâtiné de fatalisme – « cela se décide sans nous » – souvent mis en avant par les abstentionnistes pour justifier leur indifférence. Quand ils ne rappellent pas l’ancienneté et la réitération de promesses insatisfaites : « l’Europe sociale » promise depuis trois décennies et toujours remise aux lendemains ; « l’Europe qui protège » d’on ne sait plus quoi tant les délocalisations sont incessantes, les attaques contre nos conquêtes sociales et les services publics multiples, et l’austérité budgétaire perdure… Ou bien encore le vote bafoué du référendum de 2005 sur le traité constitutionnel européen. Ce dernier avait pourtant été rejeté par 54,67 % des électeurs dans une consultation marquée, comme le référendum sur le traité de Maastricht (1992), par une forte participation électorale (69,33 %). Plus importante que pour n’importe quelle élection européenne.
Ces raisons de bouder les urnes ne sont pas toutes dénuées de fondements. Elles sont, à des degrés divers, mises en avant par plusieurs formations et figures politiques ou intellectuelles qui prônent l’abstention. Le Parti de la démondialisation (ParDem) appelle à « une véritable grève du vote » pour « délégitimer » l’UE et l’ensemble de ses institutions. Un autre groupuscule, le Parti communiste révolutionnaire de France (PCRF) exhorte au « vote blanc » : « Aucun soutien aux candidats du Capital et aux défenseurs de “l’Europe sociale” », clame-t-il dans un tract distribué ces dernières semaines lors de diverses manifestations. Pour Juan Branco, l’auteur du brûlot anti-Macron, Crépuscule, cette _« parodie électorale est un piège », une « mascarade ». C’est aussi ainsi que cette élection est qualifiée par les gilets jaunes réunis en assemblée des assemblées à Saint-Nazaire début avril dans un appel à « tourner en dérision cette mascarade électorale ». Ces appels, émanant de groupes qui revendiquent une pensée émancipatrice à destination des milieux populaires, ne peuvent paradoxalement que renforcer le caractère de plus en plus censitaire de ce scrutin ; alors même que la floraison record de listes (34 ont été enregistrées), dont six listes de gauche et d’extrême gauche et trois listes écologistes, démotive déjà plus d’un électeur de gauche.
Moyens d’action
Conscients de la grande hostilité des milieux populaires à l’égard de l’UE, les candidats de gauche et leurs soutiens s’échinent dans la dernière ligne droite à convaincre ces derniers que l’abstention n’est pas une réponse. Et avancent à cette fin quatre arguments de poids. Le premier rappelle que l’abstention laisse le champ libre aux libéraux qui dominent le Parlement européen ou, pire, à l’extrême droite. « L’abstention fonctionne comme la bouée de sauvetage des gens en place pour qu’ils y restent », avertit Jean-Luc Mélenchon. « Chaque électeur qui ne se rendra pas aux urnes le 26 mai, ce sera une voix de gagnée pour les grandes fortunes et leur volonté de ne rien changer en Europe », renchérit le communiste André Chassaigne.
Le second insiste sur les effets des politiques européennes sur nos vies quotidiennes. L’UE intervient en effet dans de nombreux domaines pour lesquels de larges compétences lui sont reconnues dans les traités. Dans cinq domaines qui sont l’union douanière, l’établissement des règles de concurrence nécessaires au fonctionnement du marché intérieur, la politique monétaire des États membres dont la monnaie est l’euro, la conservation des ressources biologiques de la mer dans le cadre de la politique commune de la pêche et la politique commerciale commune, elle dispose d’une « compétence exclusive », seule l’Union peut légiférer et adopter des actes juridiquement contraignants, les États membres ne pouvant le faire par eux-mêmes que s’ils sont habilités par l’Union.
Dans onze domaines dits « de compétence partagée », l’Union et les États membres peuvent légiférer et adopter des actes juridiquement contraignants mais, précise le traité sur le fonctionnement de l’UE, « les États membres ne peuvent exercer leur compétence que dans la mesure où l’Union n’a pas exercé la sienne ou a décidé de cesser de l’exercer ». Ces domaines sont le marché intérieur, certains aspects de la politique sociale, la cohésion économique, sociale et territoriale, l’agriculture et la pêche, l’environnement, la protection des consommateurs, les transports, les réseaux transeuropéens, l’énergie, l’espace de liberté, de sécurité et de justice, certains enjeux communs de sécurité en matière de santé publique.
Le troisième argument contre l’abstention décline plus spécifiquement les moyens d’action du Parlement européen. Certes, cette institution, la seule élue au suffrage universel direct, reste le parent pauvre du « triangle institutionnel européen » dont les deux autres piliers sont la Commission européenne et le Conseil européen. Le Parlement n’a pas l’initiative des lois, attribuée à la Commission, qui en a le monopole, et est seulement autorisé à soumettre à cette dernière une proposition législative, sans garantie qu’elle aboutisse. Il ne vote pas les recettes du budget – prérogative essentielle de tout Parlement – et pas toutes les dépenses. Néanmoins, au fil des traités, il a acquis des pouvoirs de législateur, à égalité avec le Conseil, dans des domaines de plus en plus étendus. Bien qu’incomplets, ces pouvoirs autorisent les eurodéputés à peser sur les politiques publiques. Même quand ils sont minoritaires. En rassemblant le 16 janvier 2018, contre l’avis de la Commission et du Conseil, une large majorité sur son amendement en faveur de l’interdiction complète de la pêche électrique, le député France insoumise Younous Omarjee a montré que des combats pouvaient être gagnés. D’autres sont perdus de seulement quelques voix, comme l’explique Marie-Christine Vergiat, qui achève deux mandats sur les bancs de la Gauche unitaire européenne (lire entretien pages ici).
Pouvoir de contrôle
Or les sujets en débat sont extrêmement divers puisqu’ils peuvent aussi bien concerner le Fonds de soutien aux plus démunis – régulièrement menacé, il contribue à soutenir les organisations caritatives comme les Restos du cœur –, que la coopération fiscale, les normes antipollution des véhicules, la protection des lanceurs d’alerte, les droits d’auteur, la libéralisation de secteurs entiers du service public, la gestion des frontières extérieures de l’UE ou les accords commerciaux. Dans le cas, de plus en plus fréquent, où la ratification des traités commerciaux internationaux n’est pas soumise à approbation des parlements nationaux, le Parlement européen est seul habilité à les ratifier. Ce qui vient d’être fait, le 12 décembre 2018, pour le Jefta, l’accord de libre-échange entre le Japon et l’UE. Mais il pourrait aussi bien les rejeter si une majorité de députés en décidait ainsi.
Le Parlement européen dispose également d’un pouvoir de contrôle avec la possibilité de constituer, si un quart de ses membres en formule la demande, des commissions d’enquête sur des sujets variés. L’une d’elles, présidée par le socialiste Éric Andrieu, portait sur les procédures d’homologation des pesticides. Créée après les révélations des « Monsanto Papers », elle a eu sur tout le continent un fort retentissement.
Enfin, et ce sera l’une de ses premières tâches cet été, le Parlement investit le président de la Commission européenne que lui propose le Conseil européen. Et par la suite l’ensemble de la Commission, après audition (et parfois récusation) des candidats au poste de commissaire. S’il ne peut destituer individuellement un commissaire, il peut, au moyen du vote d’une motion de censure, amener la Commission à démissionner collectivement.
Le quatrième argument met en avant le mode de scrutin. Avec la proportionnelle à un tour, l’élection européenne permet, bien plus que les autres scrutins, en votant pour ses idées et ceux qui les représentent, d’envoyer des élus les défendre. À une condition relativement méconnue : la répartition des sièges se fait entre les listes ayant obtenues 5 % des suffrages exprimés, ce qui signifie que tout vote pour des listes au-dessous de ce seuil pèse du même poids qu’une abstention. Renoncer à son vote au prétexte que le seul moyen de faire barrage à l’extrême droite serait de voter pour la liste de La République en marche, comme le suggère Emmanuel Macron dans un entretien avec des quotidiens régionaux, constitue un détournement de scrutin et un piège.