Qu’est-ce qu’un « génocide » ?
Bernard Bruneteau analyse les usages et mésusages de ce concept juridique à l’heure des concurrences mémorielles.
dans l’hebdo N° 1553 Acheter ce numéro
Les génocides des Arméniens par les Turcs (à partir de 1915), des Juifs par les nazis (durant la Seconde Guerre mondiale), des Cambodgiens par les sbires de Pol Pot (1975-1979), des Tutsis par les Hutus rwandais (au printemps 1994) ou celui, plus « ponctuel », des Musulmans bosniaques de Srebrenica (juillet 1995) sont généralement ceux comptabilisés au cours du sanglant XXe siècle. Même s’ils sont tous l’objet de tentatives de négation, ils ont eu lieu, avec leurs caractéristiques propres, ont été organisés et commis, de façon planifiée, après la désignation précise et le recensement (souvent méticuleux) des victimes en tant que groupe par celui des bourreaux. Ils correspondent bien au concept, forgé dès 1944, par le juriste Raphael Lemkin, juif polonais, né en 1900 dans l’actuelle Biélorussie, devenu citoyen états-unien, mort à New York en 1959. Pourtant, s’ils sont reconnus par la Commission des droits de l’homme des Nations unies, ils ne le sont pas par la communauté internationale. Ainsi, celui des Arméniens attend toujours, non seulement la reconnaissance de la Turquie (impensable, tout particulièrement pour l’actuel autocrate d’Ankara, Erdogan), mais aussi de l’ONU en tant que telle et, plus largement, de manière définitive par la communauté internationale…
Malheureusement, les crimes de masse ont été légion au siècle dernier – et il est à craindre que la liste ne soit pas close pour l’avenir. Ni même en ce qui concerne le siècle dernier. Lesquels relèvent juridiquement de la notion de génocide ? Quid en effet de la famine délibérément organisée par Staline en Ukraine au début des années 1930, causant la mort de centaines de milliers de personnes ? Quid du massacre de Nankin en 1937, où l’armée japonaise assassina au moins 300 000 Chinois ? Quid du Timor oriental après la prise de possession indonésienne en 1975 ? Quid du Tibet, occupé par la Chine depuis 1950 ? Enfin, doit-on aussi étendre la notion aux massacres des Amérindiens à partir de 1492, à la « traite négrière » et aux violences de l’impérialisme colonial occidental ?
C’est tout l’apport de ce livre exigeant du politiste et historien des idées Bernard Bruneteau, enseignant à l’université de Rennes-I, « afin de permettre l’accès au droit », « en réponse à l’activisme de la mémoire et à l’engagement émotionnel banalisant le terme en l’inscrivant dans les joutes de l’espace public », effet d’une véritable « concurrence victimaire », que de « délimiter rigoureusement les frontières du concept peu anodin de génocide ». Jusqu’à pointer « l’invention d’un “génocide vendéen” »… Un ouvrage de fond nous amenant à nous méfier de l’usage de certaines « inepties » en vogue aujourd’hui autour du crime des crimes le plus monstrueux. Et qui en déconstruit avec brio « ses usages intéressés ou ses mésusages ignorants ».
Génocides. Usages et mésusages d’un concept, Bernard Bruneteau, CNRS Éditions, 224 pages, 22 euros.