Un débat européen piégé
Dans le scrutin de dimanche 26 mai, la compétition entre Macron et Le Pen n’est pas notre affaire. Cette fois, nous avons d’autres possibilités. La gauche est là, avec ses nuances…
dans l’hebdo N° 1554 Acheter ce numéro
Nous voilà donc arrivés au terme d’une campagne européenne particulièrement laborieuse et, disons-le, confuse. Une campagne dans laquelle les mots sont mal assurés. « Gauche », « peuple », « démocratie », « dictature », « nationalisme », pour n’en citer que quelques-uns, ont nourri les discours, tout en étant souvent contestés dans leur définition. Pour notre part, dans ce moment un peu obscur de l’Histoire, nous nous en sommes tenus à ce que nous croyons être notre « cahier des charges » : donner la parole aux candidats qui s’inscrivent dans ce que nous appelons non pas notre « ligne » – de ce mot là aussi on se méfie – mais notre périmètre. Nous l’avons fait en suscitant parfois des incompréhensions. Alors répétons-le : publier un entretien n’a jamais été, dans notre esprit, donner quitus à notre hôte d’un jour. Mais même notre « périmètre » est sans cesse à redéfinir. En quoi nous rendons compte des doutes de la gauche.
Petite rétrospective : nous avons donc successivement invité Glucksmann – à l’époque d’ailleurs plus essayiste que tête de liste –, puis, par ordre d’entrée en scène, Hamon, Brossat, Jadot, Aubry. Et nous les avons invités au nom de la gauche, concept plus intuitif que scientifique, et évidemment très relatif. On est toujours à la gauche de quelqu’un… Exercice d’autant plus périlleux qu’un certain nombre de nos interlocuteurs le trouvent vieilli et inopérant (Manon Aubry) ou réducteur (Yannick Jadot). Tandis que celui qui le revendique le plus ostensiblement, Raphaël Glucksmann, est aussi celui dont l’appartenance à la gauche est la plus contestée par certains de ses concurrents. Sinon lui-même, à tout le moins le Parti socialiste, qu’il traîne comme Sisyphe son rocher.
Quoi qu’il en soit, la gauche, affaiblie, divisée, existe. Il suffit de poser la question hautement morale du rapport aux migrants pour voir qu’elle a toujours une belle réalité, et qu’il y a là avec la droite une ligne de partage qui ne trompe pas. Ce pluralisme, que nous avons donc voulu, est à l’image de notre équipe, de nos lectrices et de nos lecteurs. Mais revenons au fond. Si la campagne nous a souvent paru laborieuse et confuse, c’est que les repères européens sont brouillés. Nous sommes profondément européens, mais nous n’aimons pas cette Europe néolibérale, inégalitaire, injuste et parfois inhumaine. Et il ne nous suffit pas de dire que c’est bien pire ailleurs pour nous consoler d’une si belle ambition déçue.
Sur la gravité de la crise au moins nous pouvons être d’accord avec Emmanuel Macron qui parle dans un entretien à la presse régionale, paru à cinq jours du scrutin, de risque de « dislocation ». Mais il est lui-même le problème, bien plus que la solution. En fixant comme cadre de la campagne l’antagonisme « progressisme contre nationalisme », le président français a dangereusement piégé la démocratie. Car son « progressisme » ne s’oppose qu’en apparence au « nationalisme ». Il en est en réalité la source et la cause profonde.
Le « progressiste » Macron incarne la continuité d’une Europe qui a failli socialement et écologiquement. L’Europe des traités budgétaires et de la calculette. L’Europe des accords de libre-échange et des pesticides. Il suscite un large rejet dont la crise des gilets jaunes a témoigné. Le drame, c’est qu’il s’est en quelque sorte choisi son opposition. Cette campagne européenne aura poussé jusqu’à la caricature ce faux antagonisme. Par sa politique, Macron a permis au Rassemblement national de lui opposer un discours trompeur, de souveraineté populaire qui charrie en contrebande racisme et xénophobie. Un discours qui, hélas, fait illusion.
Disons-le franchement, dans cette configuration, l’idée du « référendum anti-Macron » n’a pas été du meilleur effet. Si La France insoumise avait été en situation de jouer les premiers rôles, c’eût été sans doute un excellent slogan, mais ce n’est pas le cas. Et nous ne pourrons jamais nous réjouir d’un triomphe du Rassemblement national qui viendrait grossir les rangs d’une extrême droite européenne qui tisse sa toile sous les auspices d’un Steve Bannon. Il ne faut pas que le macronisme finisse comme a fini la République de Weimar. Nous ne voudrons jamais de ce genre de coup de pied dans la fourmilière ! Dans un tel scrutin, la compétition entre Macron et Le Pen n’est pas notre affaire. Cette fois, nous avons d’autres possibilités. La gauche est là, avec ses nuances, réelles ou byzantines, dans l’opposition aux traités européens. Les uns (Brossat) veulent s’en « affranchir » ; les autres (Hamon et Jadot) veulent en changer, mais s’en accommoderaient pour un temps ; Aubry, enfin, veut « en sortir ». Avec cette difficulté que pour que la France sorte des traités, et entame un bras de fer avec ses partenaires, il faut que notre exécutif change. On voit déjà se profiler une autre campagne : celle de 2022. Accessoirement, le vote de dimanche servira aussi à établir une hiérarchie à gauche et à placer un candidat en orbite, et espérons-le, en position de rassembler.
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