Vers une révolution de l’« open source » ?
Les licences libres gagnent du terrain hors de leur nid historique du numérique pour protéger les biens communs contre toutes les formes d’accaparement. Cet essor du « libre » peut-il dynamiter le capitalisme ?
dans l’hebdo N° 1555 Acheter ce numéro
Ouvrir pour protéger. Protéger pour ouvrir. C’est l’idée géniale et le foutu paradoxe qui, au milieu des années 1980, ont fait sursauter une partie des pionniers de l’informatique. Il y avait là, entre leurs milliers de lignes de code, le germe d’une gigantesque entourloupe. Des innovations risquaient d’être accaparées par des entreprises plus intéressées par la rente qu’elles pourraient en tirer que par le projet d’émancipation qui les avait enfantées. Pris sous le sceau du copyright, ces trésors finiraient scellés.
Finalement, ce n’est pas (seulement) ce qui s’est passé, grâce à l’idée simple et révolutionnaire de renverser contre les chasseurs de monopole leur arme principale : la licence. En consacrant un principe d’utilisation, de modification et de partage des logiciels grâce à une « licence libre », le « mouvement du libre » a réussi à poser des digues contre l’accaparement qui menaçait l’édifice naissant. Le web lui-même, s’il n’avait pas été déposé au domaine public par son principal inventeur, Tim Berners-Lee, appartiendrait sans doute aujourd’hui à une entreprise privée.
Presque quatre décennies plus tard, et quelques reflets blancs dans la barbe de Richard Stallman, l’inventeur du logiciel libre, cette belle histoire fait germer des graines de folie chez des expérimentateurs parfois très loin du domaine informatique. Des semences open source, du pain ou de la bière open source, une prothèse de main (1), une voiture connectée ou un poulailler open source… Les licences libres apparaissent comme un moyen efficace de résistance aux « nouvelles enclosures (2) » qui, avec la numérisation de nos vies et l’essor d’une économie de la connaissance, gagnent toujours plus de terrain.
À Berlin, une poignée de défricheurs armés de patience ont conçu huit variétés de semences sous licence libre. Un moyen concret de s’affranchir des trois multinationales qui trustent le marché et enferment les agriculteurs dans un cycle sans fin en leur vendant, chaque année, des semences stériles. « La plupart des variétés de semences vendues aujourd’hui par ces multinationales sont très homogènes génétiquement. Cela favorise la culture de grandes surfaces et force l’agriculteur à racheter chaque année la semence. Pire, cela implique le recours inévitable aux pesticides et aux engrais, ainsi qu’une grande vulnérabilité face au changement climatique, développe Adrien Labaeye, d’Open Source Seeds. À l’inverse, la diversité permet l’adaptation aux contraintes locales – fertilité, climat, etc. –, ce qui est crucial à l’agriculture écologique. » Les semences libres autorisent les agriculteurs à replanter d’une année sur l’autre les mêmes semences et permettent d’agir concrètement pour la sauvegarde de la biodiversité.
Vocation anticapitaliste
Cette mini-révolution réunit aussi une légion de bricoleurs géniaux et de hackers, qui conjuguent leurs forces pour faire sauter les verrous installés par les fabricants d’objets du quotidien. Le mouvement du « do it yourself » (faites-le vous-mêmes) ou du « matériel libre » permet de réparer ou de customiser des objets jusqu’alors rendus impénétrables par le copyright. Et des innovations sont librement réutilisables : un robot de potager (Farm Bot), un système électronique permettant de gérer la fermentation de la bière (BrewPi) ou encore une méthode pour recycler soi-même le plastique (Precious Plastic).
Les espoirs sont immenses également dans le domaine de la santé : des « bio hackers » tentent par exemple de produire de l’insuline open source pour contrer l’inflation du prix des ampoules imposée par l’industrie pharmaceutique. Ils s’inspirent notamment de l’inventeur du gel hydroalcoolique, qui a choisi de déposer son invention au domaine public pour favoriser sa diffusion à bas coût, notamment dans les hôpitaux des pays du tiers-monde.
Dans cette bataille du libre, le débat est vif sur les vices et vertus de la vingtaine de licences qui existent et peuvent parfois se cumuler sur une même ressource. Il y a la licence open source, portée par la frange libertarienne soucieuse de ne rien interdire, pas même les usages mercantiles. Les licences copyleft, qui imposent à l’utilisateur d’ouvrir à son tour les développements réalisés à partir d’une ressource en licence libre. Et plusieurs tentatives de licences dites « équitables » ou « réciproques », qui veulent imposer des règles pour préserver la vocation coopérative, voire anticapitaliste, du partage de la ressource. « Les licences libres nous ont permis de réfléchir à la juridicité des échanges, mais elles restent dans un dualisme “commercial ou non commercial”, remarque ainsi Sylvia Fredriksson, designeuse et chercheuse, active dans plusieurs collectifs consacrés aux communs (3). Nous avons besoin de le dépasser pour trouver comment permettre aux communs d’exister et de se défendre dans le système capitaliste. »
Les licences libres restent donc un outil juridique qui, seul, ne saurait suffire à protéger les biens communs des « enclosures » qui les menacent. Gare, donc, à la tentation de les « fétichiser », prévient Marianne Corvellec, de l’association April, qui milite pour la démocratisation du logiciel libre. Notamment pour ne pas perdre l’ambition de départ de ces projets visant, chacun à son niveau, à « faire commun », ce qui suppose de créer autour d’eux une communauté d’acteurs. C’est la sève que cette militante veut tirer de l’histoire du logiciel libre : « Il a réussi à briser la dichotomie entre les producteurs d’un côté et les consommateurs de l’autre, qui aboutit à l’assujettissement des seconds. Il s’agit de faire en sorte que le bénéficiaire d’une ressource soit utilisateur et non utilisé. »
L’enjeu est donc de créer une communauté autour de chaque bien commun, qu’il soit logiciel, matériel ou biologique. Et le corollaire le plus cruel de cette problématique est celui du financement. Comment rétribuer le travail d’orfèvre des sélectionneurs de semence, pour que ces derniers acceptent de placer leurs précieuses graines sous licence libre ? « Il faut parfois dix ans de travail pour sélectionner une semence viable », souligne Adrien Labaeye, qui développe désormais un projet de « pain open source » afin de créer un débouché pour ces nouvelles semences libres en sensibilisant les consommateurs et les acteurs de la filière
Rencontre avec les communs
Et si les projets open source jaillissent de plus en plus souvent en dehors de l’univers des logiciels, la rencontre de la culture du libre et du monde des communs n’est pour autant pas complètement naturelle. « Le paradoxe, pointe Nicolas Loubet, “praticien” lyonnais de projets communs_, c’est qu’il existe beaucoup de logiciels libres, mais peu de coopératives d’informaticiens. »_ C’est la question des conditions de travail et de création qui est ici posée. Cette préoccupation majeure du mouvement des communs reste encore discrète chez les développeurs de logiciels libres.
« Nous sommes dans un moment d’inter-culturalité qui n’est pas simple. La rencontre est en train de se faire entre la culture, les pratiques et le cadre juridique du “libre” et la culture coopérativiste, poursuit Nicolas Loubet_. À force de rencontrer des gens qui sont différents d’eux mais se reconnaissent dans leur culture, les “libristes” sont en train d’évoluer et de se faire attraper dans des montages coopérativistes. Le savoir-faire coopérativiste arrive peu à peu dans le libre._ »
Pour que cet apprivoisement réciproque donne le meilleur résultat possible, un réseau de tiers-lieux – espaces de construction coopérative tournés vers le bien commun – a décidé d’écrire son propre tâtonnement à travers un travail constant de documentation accessible sur le site collaboratif Movilab.org. Open source toujours. Aux États-Unis, une poignée d’ambitieux fêlés portent, quant à eux, un projet d’open source ecology en documentant dans les moindres détails les plans d’un village autosuffisant et de la cinquantaine de machines industrielles nécessaires à un mode de développement totalement écologique. Une véritable petite civilisation, open source.
(1) myhumankit.org
(2) Référence au « mouvement des enclosures » qui, à partir du XVIe siècle en Angleterre, a vu des propriétaires accaparer des terres jusqu’alors dévolues à l’usage collectif des paysans.
(3) SavoirsCom1, Remix The Commons, Open Knowledge Foundation et La Myne, tiers-lieu lyonnais.
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