Vous avez dit « vandales » ?
La condamnation désormais unanime de tout geste destructeur néglige la « guerre des signes » qui fit rage au XIXe siècle, dans laquelle détruire l’image de l’adversaire était une pratique politique commune.
dans l’hebdo N° 1555 Acheter ce numéro
Le mot est devenu un anathème. Forgé par l’abbé Grégoire en 1794, associé à la « table rase révolutionnaire », le « vandalisme » en est venu à incriminer tout geste destructeur. Au point de nous empêcher de penser notre propre rapport, passé et présent, aux images et aux signes conflictuels. Les controverses récentes autour des monuments confédérés aux États-Unis ou les contestations, en France, de certains monuments coloniaux nous rappellent pourtant une évidence : il est parfois nécessaire d’épurer de l’espace commun des images jugées trop « blessantes ».
Replonger, à cet égard, dans l’univers visuel du XIXe siècle se révèle passionnant. Le « vandalisme » de la Révolution française est alors unanimement répudié. Le temps est à la « guerre aux démolisseurs » (Victor Hugo). Le patrimoine est vénéré comme une idole de la modernité. Et pourtant les conflits politiques, si aigus en ce siècle de violentes passions démocratiques, s’expriment aussi dans des guerres de signes sans merci. Détruire l’image de l’adversaire devient une pratique politique commune. Briser le buste du roi ou de l’empereur, marteler la fleur de lys honnie, démolir la croix de mission détestée : tous ces gestes jalonnent l’histoire mouvementée de ce siècle. Vandales, tous ces gestes et leurs auteurs ? Sûrement pas. Les gestes, intentionnels et généralement maîtrisés, se font chirurgicaux. Iconoclastes, alors ? Sans doute, si l’on entend par là le désir fantasmatique de détruire, à travers l’image ou le signe, une relation de pouvoir autant qu’un symbole.
Tous ces gestes méritent assurément d’être pris au sérieux. D’abord, parce qu’ils rendent visibles des formes de politisation populaire jusque-là restées inaperçues. Ensuite, parce qu’ils renvoient à un monde qui n’est plus tout à fait le nôtre, où les signes visuels étaient dotés d’une étonnante magie sociale. En 1815, des royalistes marseillaises organisaient des tours de ville en série, dont le héros était le seul buste du roi Louis XVIII, qu’elles embrassaient avec effusion. En 1817, des paysans scrutaient encore le ciel à la recherche du visage de Napoléon sur la Lune, annonce de son prochain retour de Sainte-Hélène. En 1848, les arbres de la liberté plantés par la jeune République étaient perçus par certains socialistes comme les « saints sacrements » des temps nouveaux. Les lignes de partage entre le sacré et le profane étaient confuses. Dans une société où l’écrit restait très inégalement maîtrisé, les images et les signes étaient aussi lus comme des miroirs de l’histoire en train de se faire. Le buste du monarque à la mairie et le drapeau au clocher de l’église incarnaient – au sens fort du terme – une souveraineté fragile. L’iconoclaste, en les détruisant, croyait dès lors s’emparer d’une véritable puissance d’agir.
À ce petit jeu de la destruction des signes, le régime de la Restauration (des Bourbons) sort largement vainqueur. La table rase n’est pas l’apanage de la Révolution ! En 1815-1816, tous les signes visuels renvoyant à la Révolution ou à l’Empire sont systématiquement pourchassés. Drapeaux tricolores, effigies de l’empereur, bonnets phrygiens, arbres de la liberté : tout ce bric-à-brac est livré aux flammes ou aux marteaux de la revanche.
Cependant, les moments révolutionnaires, autour de 1830, de 1848, puis de « l’année terrible » (1870-1871) constituent aussi des observatoires formidables du processus de destruction, conservation, négociation. Les lieux de pouvoir font l’objet de saccages rituels, mais le pillage est globalement évité et les images jugées les moins « blessantes » sont épargnées. Certains iconoclastes osent exiger des récompenses civiques – ainsi après avoir brûlé le trône de Louis-Philippe en 1848. En 1871, avec la destruction de la colonne Vendôme, c’est à l’Europe entière que s’adresse la Commune dans un acte de communication autant que de destruction. Elle affirme haut et fort la fin de l’« impérialisme » et la naissance d’un nouvel ordre cosmopolitique. Prise de souveraineté, prise de parole, damnatio memoriae s’entrecroisent dans ces moments révolutionnaires. Mais, en 1871, le système iconoclaste commence à se fissurer et certains, déjà, ne prennent plus au sérieux ces « mômeries » d’un autre temps.
Emmanuel Fureix est maître de conférences à l’université Paris-Est Créteil, auteur de L’Œil blessé. Politiques de l’iconoclasme après la Révolution française, Champ Vallon, mai 2019, 392 pages, 27 euros.
Des droits civiques à O. J. simpson
Grâce aux Mutins de Pangée, le formidable documentaire réalisé en 2016 par Ezra Edelman, O. J. : Made in America, est enfin disponible en DVD. À elle seule, la trajectoire d’O. J. Simpson, cet athlète afro-américain qui vivait en marge des réalités politiques et sociales de son époque, incarne les fractures du pays, les failles de son système judiciaire, ses inégalités et ses fixations sur la race et la célébrité. Étayé par des archives rares et des dizaines de témoignages (sociologues, activistes, proches d’O. J.), le film retrace, parallèlement à la trajectoire de Simpson – acquitté à la suite d’un procès pour double meurtre, dont celui de sa femme –, plusieurs décennies de lutte pour les droits civiques et de tensions raciales ayant conduit au verdict qui divisa les États-Unis.
Laurence De Cock et Mathilde Larrère
O. J. : Made in America Ezra Edelman, 1 DVD, Les Mutins de Pangée, mai 2019.
Compenser l’hégémonie pesante d’une histoire « roman national » dans l’espace public, y compris médiatique ? On s’y emploie ici.
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