Bac philo : « Seuls les plus favorisés s’en sortent »

Président de l’Acireph, association de professeurs de philosophie, Frédéric Le Plaine revient sur la mobilisation des enseignants, le déni de démocratie et les inégalités croissantes.

Ingrid Merckx  • 26 juin 2019 abonné·es
Bac philo : « Seuls les plus favorisés s’en sortent »
© crédit photo : Martin BUREAU/AFP

Combien de bacheliers ont planché en philo sur un sujet qu’ils n’avaient pas abordé en cours ? Combien s’en sont sortis avec de bons argumentaires ? Et combien ont peiné à mobiliser des connaissances ? Depuis trente ans, l’enseignement de la philosophie est accusé de favoriser les élèves en capacité de mobiliser un capital culturel et une aisance rhétorique qu’ils n’ont pas acquis durant la seule année de terminale. Pour les autres, l’épreuve de philo est une loterie qui décourage d’entraîner son esprit critique. C’est ce que pointe Frédéric Le Plaine, président de l’Association de professeurs de philosophie (Acireph) dans une tribune parue dans Libération (1). Cette association d’enseignants de philosophie défend depuis 1998 l’apprentissage de cette matière pour tous dès la seconde. Les nouveaux programmes ne vont faire qu’accroître ce qu’il appelle la « mascarade de justice scolaire ». Les professeurs de philosophie sont particulièrement remontés contre l’école de la ségrégation, que Jean-Michel Blanquer met en place au mépris de toute concertation.

À lire aussi >> Bras de fer avec Blanquer

Après la grève des surveillances d’examens, une partie des enseignants lancent une action de « rétention des notes ». Ils grimpent encore d’un cran dans le bras de fer qui les oppose au ministère depuis l’automne ?

Frédéric Le Plaine : Depuis dix ans que j’enseigne, je n’avais jamais connu un tel niveau de mobilisation. Les revendications sont multiples et donc difficiles à faire passer pour remporter la bataille d’opinion. Parcoursup me paraît le point le plus dommageable en matière de reproduction sociale et pose un problème démocratique du fait de l’opacité de l’algorithme qui gère les inscriptions à l’université. Sans compter l’autocensure que certains bacheliers s’infligent en renseignant la plateforme. On commence aussi à vraiment mesurer les conséquences de la réforme du lycée sur laquelle on peut encore espérer un moratoire. L’objectif principal de cette réforme, c’est de bourrer les classes en séparant les cours entre tronc commun et spécialités et en supprimant les filières. Cela va permettre de surcharger des classes et donc, à moyen terme, de supprimer des postes pour faire des économies.

Les copies du bac, à partir du moment où les profs les ont, c’est eux qui ont le pouvoir. S’ils décident de ne pas rendre nos notes, ils retardent les résultats, les vacances… C’est une action a priori plus efficace que la grève des surveillances, où le ministère a remplacé les profs par d’autres et par du personnel administratif. En outre, c’est l’avant-dernière année où le bac se tient en tant qu’épreuve nationale. Dans deux ans, il n’y aura plus que deux épreuves au mois de juin : le grand oral et la philosophie. Les autres épreuves se passeront en contrôle continu.

À lire aussi >> Enseignants : La colère monte face au mépris

Vous sentez-vous confronté à un déni de démocratie ?

Sans aucun doute ! Des consultations de façade ont été faites mais le ministère poursuit ses réformes à marche forcée sur un calendrier qui s’est encore resserré sur sa dernière longueur. Les programmes de terminale qui devaient être publiés fin 2019 ont été terminés dans la précipitation au printemps. Jean-Michel Blanquer avait nommé au Conseil supérieur des programmes Souâd Ayada, ancienne professeure de philosophie, conservatrice assumée. Pour la philosophie, celle-ci a nommé un groupe d’experts majoritairement conservateurs copiloté par Frank Burbage, inspecteur général de philosophie, et Pierre Guenancia. Ils ont rendu début mai une proposition de programme qui ne changeait pas grand-chose à la loterie que l’Acireph déplore, mais essayait quand même de délimiter les sujets avec quatre grands domaines : métaphysique, épistémologie, morale et politique et anthropologie. Il était précisé que les sujets ne tomberaient au bac que sous un seul angle : si la liberté était abordée dans le domaine métaphysique, elle ne pouvait tomber que sous l’angle du libre arbitre ou du déterminisme, mais pas dans sa dimension politique. Sauf que, quand le programme a été publié, cette structure avait disparu au profit d’une longue liste alphabétique de notions à engranger ! On ne peut pas faire plus indéterminé et plus flou, et donc plus piégeux. En trois jours, Souâd Ayada avait rayé d’un trait tout le travail du groupe d’experts qu’elle avait nommé, et qui n’a d’ailleurs jamais rencontré associations ni syndicats. Le nouveau programme de philosophie va autoriser tous les croisements entre notions et laisser les sujets d’examens dans un grand champ aléatoire impossible à préparer. Seuls les plus favorisés socialement s’en sortiront.

Qu’est-ce que la réforme du lycée va changer pour la philosophie ?

La philosophie est prévue en tronc commun en terminale : quatre heures par semaine pour la voie générale et deux heures pour la voie technologique. Et elle est intégrée dans la spécialité « Humanités : littérature et philosophie » en première. Dans un cas, elle est couplée avec la littérature sur des objets communs, dans l’autre, elle relève d’un enseignement plus généraliste. L’Acireph avait demandé à ce que la spécialité n’associe pas la philosophie qu’à la littérature, parce qu’on estime qu’il ne s’agit pas d’une matière exclusivement littéraire. On aurait pu imaginer une spécialité « philosophie et sciences économiques et sociales », ou « philosophie et biologie », ce qui correspondrait d’ailleurs bien plus à ce qui se fait dans la recherche actuellement. La spécialité Humanités, c’est deux heures en première et trois heures en terminale si les élèves la conservent, puisqu’ils doivent choisir deux spécialités sur les trois qu’ils suivaient en première. En principe, le choix leur appartient. Dans les faits, il existe de grandes disparités d’un établissement à l’autre dans les spécialités proposées et dans la connaissance qu’ont les familles des choix stratégiques à faire en prévision des études envisagées. C’est l’un des plus gros problèmes que pose la réforme du lycée : elle contraint les adolescents à des choix irréversibles dès la seconde.

L’injustice scolaire en philosophie ne date donc pas des réformes Blanquer ?

Nous fêtons les 30 ans du rapport Derrida-Bouveresse, qui n’a pas pris une ride et demandait déjà, en 1989, que la philosophie soit enseignée dès la première. Il y a toute une mythologie autour de l’enseignement de la philo alignant des arguments traditionnels comme la maturité des élèves, la philosophie comme couronnement des études, etc. La philosophie jouit d’un caractère un peu exceptionnel : elle est la seule matière qui s’autorise à ne pas avoir de barème et où les élèves n’auront qu’un seul enseignant pour « se convertir ». Cet héritage de la classe de philo qui ne concerne que 5 % d’une classe d’âge a quelque chose d’aristocratique. Des propositions pour démocratiser cet enseignement sont sur la table depuis le rapport Derrida-Bouveresse. Mais une partie de la profession rechigne à se dire que certains problèmes relèvent de l’enseignement de la philosophie et non du système scolaire.

Pour que la philosophie soit plus formatrice et moins discriminante, l’Acireph demande qu’elle soit rendue obligatoire dès la première, voire dès la seconde. Si on considère que c’est une discipline fondamentale, il n’y a pas de raison qu’elle soit cantonnée en terminale dans une année d’examens où les élèves n’ont qu’un an pour s’approprier cette nouvelle matière.

Par quoi passerait la démocratisation du programme ?

Dans les séries autres que littéraire, le programme de philosophie a toujours été pensé comme une réduction du programme de L. Le décalage entre ce que les élèves passent en revue et le sujet qui tombe au bac est le meilleur moyen de les décourager. Ils voient des camarades avoir de très bonnes notes alors qu’ils ont peu travaillé et des camarades qui avaient beaucoup travaillé ne décrocher que 8 ou 9. Ils ont alors le sentiment que c’est une matière dans laquelle ça n’est pas la peine de travailler. Adapter le programme consisterait à le délimiter de manière à ce que les élèves soient guidés dans les connaissances à acquérir, et à trouver des questions plus en lien avec le monde contemporain. Aujourd’hui, les programmes sont tellement flous que pour essayer d’armer le mieux les élèves pour le bac, on en vient à s’obliger à survoler l’allégorie de la caverne de Platon, l’impératif catégorique de Kant et le cogito de Descartes, par exemple, sans pouvoir profiter de notre liberté d’approfondir certaines approches.

Réserver la dissertation aux littéraires irait-il vraiment vers plus de démocratisation ?

À force de dire que si on ne fait pas de dissertation on baisse le niveau d’exigence, on se retrouve au bac avec des copies qui n’ont rien à voir avec de la philosophie. Si on avait plus de temps d’enseignement en filière technologique, les élèves pourraient s’entraîner à la dissertation et aux techniques d’argumentation. Ils en sont autant capables que les autres. C’est le temps de formation qui leur manque. Ça n’est pas eux qui ne s’intéressent pas la philosophie, mais la philosophie qui ne s’intéresse pas à eux. Si on demande des épreuves plus « guidantes », c’est justement pour retrouver de l’exigence pour tout le monde. À une époque, la philosophie était réservée à une élite. Aujourd’hui, tous les élèves qui arrivent en terminale générale ou technologique en font. Pour élargir encore, il faudrait complètement réviser son enseignement.

Comment évalue-t-on une copie de philo ?

Il y a un grand flou sur les critères et sur la valeur des notes. Les profs sont plutôt d’accord sur les critères à valoriser dans les copies, mais ils ne sont pas d’accord sur les critères à prioriser. Certains valorisent les connaissances montrées, même si elles ne sont pas bien reliées au sujet, d’autres récompensent une réflexion bien centrée sur le sujet, même si peu de connaissances sont mobilisées. Idem pour la maîtrise de la langue et l’aisance rhétorique, alors que le capital linguistique est complètement dépendant du capital culturel. L’Acireph a publié le 22 mai des contre-propositions pour les futurs programmes (2). On attend le verdict du ministère. Nous avons rencontré certains de ses collaborateurs la semaine dernière.

Frédéric Le Plaine Professeur de philosophie.


(1) « Bac, en finir avec la grande loterie philosophique », 13 juin 2019.

(2) acireph.org

Pour aller plus loin…

Congrès PS : sauver ou dégager Olivier Faure ? Les socialistes à fond les manœuvres
Politique 22 novembre 2024 abonné·es

Congrès PS : sauver ou dégager Olivier Faure ? Les socialistes à fond les manœuvres

Les opposants au premier secrétaire du parti tentent de rassembler tous les sociaux-démocrates pour tenter de renverser Olivier Faure. Mais le patron des roses n’a pas dit son dernier mot. Au cœur des débats, le rapport aux insoumis. Une nouvelle fois.
Par Lucas Sarafian
« Aujourd’hui, le nouveau front, c’est d’aller faire communauté dans les territoires RN »
Entretien 22 novembre 2024 abonné·es

« Aujourd’hui, le nouveau front, c’est d’aller faire communauté dans les territoires RN »

Auteur de La Colère des quartiers populaires, le directeur de recherches au CNRS, Julien Talpin, revient sur la manière dont les habitants des quartiers populaires, et notamment de Roubaix, s’organisent, s’allient ou se confrontent à la gauche.
Par Hugo Boursier
Les personnes LGBT+, premières victimes de violences sexuelles
Étude 21 novembre 2024 abonné·es

Les personnes LGBT+, premières victimes de violences sexuelles

Une enquête de l’Inserm montre que de plus en plus de personnes s’éloignent de la norme hétérosexuelle, mais que les personnes LGBT+ sont surexposées aux violences sexuelles et que la transidentité est mal acceptée socialement.
Par Thomas Lefèvre
La santé, c’est (avant tout) celle des hommes !
Santé 21 novembre 2024 abonné·es

La santé, c’est (avant tout) celle des hommes !

Les stéréotypes sexistes, encore profondément ancrés dans la recherche et la pratique médicales, entraînent de mauvaises prises en charge et des retards de diagnostic. Les spécificités féminines sont trop souvent ignorées dans les essais cliniques, et les symptômes douloureux banalisés.
Par Thomas Lefèvre