Des militants repeints en « malfaiteurs »
Des opposants à la loi travail qui avaient désactivé des bornes de métro à Rennes ont subi une incroyable épopée judiciaire.
dans l’hebdo N° 1557 Acheter ce numéro
La température est montée jusqu’à 27 °C dans la chambre correctionnelle du tribunal de Rennes ce jour-là. Comme en souvenir de ce printemps ardent où le milieu contestataire de la capitale bretonne avait engagé une lutte âpre contre la loi travail. Mardi 4 juin, vingt militants arrêtés pendant le mouvement de 2016 comparaissaient pour avoir désactivé des bornes de validation de tickets de métro. Le dossier, lui, a eu le temps de refroidir. Dix-neuf des prévenus, la plupart sans casier judiciaire, ont été condamnés à quatre mois de prison avec sursis pour association de malfaiteurs. Une peine légère au regard du procès-verbal à l’origine de l’enquête, où les vingt étaient présentés comme « un groupuscule aux méthodes paramilitaires ». Des chefs d’inculpation jusqu’aux moyens mobilisés, tout dans cette affaire illustre une répression démesurée, avec des conséquences graves pour toute forme de contestation organisée.
« La fermeté sera totale », avait annoncé à la presse Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur, le 15 mai 2016, en déplacement à Rennes. Après deux mois de mobilisations, la ville bretonne s’était imposée comme l’un des épicentres du mouvement contre la loi El Khomri. Quatre jours plus tard, lors d’une journée de blocage économique, le ton monte. Répartis sur six stations de métro, dix-neuf militants ouvrent les valideurs de tickets, débranchent des câbles et rebouchent le tout avec de la mousse expansive. Rencardés sur l’action en cours, soixante-dix policiers attendaient le passage à l’acte pour intervenir. Une vingtième personne se fait arrêter plus tard dans la journée, et tous sont placés en garde à vue. Nicolas Jacquet, procureur de la République, annonce alors tambour battant le coup de filet en conférence de presse. Les forces de l’ordre ont déjoué « une action de sabotage » dans le métro. Les termes pour qualifier l’action, six mois après les attentats de novembre 2015, auront un retentissement national.
« Il y a eu une bulle judiciaire, politique, médiatique autour de ce dossier », tempête Maxime Gouache, l’un des cinq avocats de la défense. Trois ans après l’arrestation des vingt, la bulle a certes dégonflé, mais n’a jamais complètement éclaté. Tout commence par le procès-verbal rédigé par le directeur interrégional de la police judiciaire, sur la base d’investigations des services de renseignement. Les termes « méthodes paramilitaires » ou « réunions conspiratives » ponctuent le texte pour justifier l’ouverture d’une enquête préliminaire pour dégradations aggravées et violences en bande organisée. Un chef d’accusation criminel. Les policiers déploient alors des moyens exorbitants pour coller à leur réalité : filatures, interceptions téléphoniques, géolocalisations… Un dossier aux faux airs de Tarnac bis.
Dans ses réquisitions, le procureur reconnaît un emballement : « Cette enquête commence, je l’admets, par des termes inappropriés et avec des éléments d’informations et probatoires à valeur nulle. » Mais avec des effets bien réels sur les vingt militants. Le magistrat du parquet tente d’excuser les abus de langage des enquêteurs : « La richesse de la langue française n’est pas forcément accessible à tous. »
Sidéré, Me Gouache égrène dans sa plaidoirie les questions posées pendant les gardes à vue, qui dénotent l’exagération de la narration policière. : « Allons-nous trouver des explosifs chez vous ? Des armes ? Quelles sont vos instructions ? Êtes-vous un soldat ou un décideur ? » L’énumération arrache des sourires à la salle. L’homme en robe noire évoque ensuite les perquisitions menées aux domiciles des prévenus : « Tout devient suspect ! Un masque de déguisement Anonymous devient le signe de la conspiration, un bâton de jonglage une arme. » Autre source de soupçon : le choix de la défense, celui du silence. De la garde à vue jusqu’à l’audience, tous ont choisi de ne rien déclarer, ni devant les policiers ni devant le magistrat instructeur.
Pur concours de circonstances, le juge chargé de présider les débats officie à la juridiction interrégionale spécialisée (JIRS), une formation habituée aux affaires de criminalité organisée. Alain Kerhoas scrute l’un des prévenus et commente : « C’est peu courant d’avoir vingt personnes aussi silencieuses tout au long de la procédure. » À plusieurs reprises dans ses échanges avec les prévenus, le président de séance questionne : « C’est une consigne ? » L’un des mis en examen rétorque sèchement : « Personne ne devrait avoir à se justifier sur l’exercice d’un droit. » Un droit de la défense qui glisse petit à petit comme un faisceau d’indices pour constituer l’association de malfaiteurs. Impassible, Alain Kerhoas teste le même prévenu : « Voyez-vous ce procès comme une opération malsaine pour étouffer le mouvement social ? Ou reconnaissez-vous la légitimité de ce tribunal à vous juger ? » L’homme à la barre esquive calmement : « Je trouve ça grave, infamant, d’utiliser le délit d’association de malfaiteurs contre des militants. »
L’article 450-1 du code pénal définit cette association comme « tout groupement formé ou entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d’un ou plusieurs crimes ou d’un ou plusieurs délits punis d’au moins cinq ans d’emprisonnement ». Si ce délit existait déjà dans le code napoléonien de 1810, c’est par les « lois scélérates » qu’il prend son sens politique. À la fin du XIXe siècle, le mouvement anarchiste multiplie les attaques contre le pouvoir à travers toute l’Europe – la « propagande par le fait ». Le 9 décembre 1893, l’anarchiste Auguste Vaillant lance une bombe à clous dans l’hémicycle de la Chambre des députés. L’attentat fait une cinquantaine de blessés. Neuf jours plus tard, les députés votent la création du délit d’association de malfaiteurs.
La nouvelle infraction suscitait déjà l’ire de la gauche, notamment celle de Léon Blum dans La Revue Blanche. En 1898, il voyait dans ces lois scélérates une attaque contre les principes fondamentaux du droit : « La loi française pose en principe que le fait coupable ne peut être puni que quand il s’est manifesté par un acte précis d’exécution. Aux termes de ce nouveau texte, la simple résolution, l’entente même prenait un caractère de criminalité. » Une simple rencontre, une lettre, une conversation pourraient constituer cette entente, alertaient certains parlementaires lors des débats sur le texte. Léon Blum rapporte qu’un député répondit que, précisément, le but était d’« atteindre des groupes non organisés, des concerts fortuits, des associations provisoires et qu’à dessein l’on avait choisi le mot le plus vague qu’offrît la langue ».
En 1983, considérée comme « liberticide » par le ministre de la Justice, Robert Badinter, l’association de malfaiteurs est supprimée de la législation française. Mais après la série d’attentats du CSPPA (1), organisation terroriste créée par le Hezbollah, Jacques Chirac réintroduit ce délit. L’article 450-1 du code pénal sert à poursuivre les réseaux délinquants, notamment pour le trafic de stupéfiants. Aujourd’hui, « pour une opération de transport gratuit, nous avons un dossier de droit commun traité comme un dossier de délinquance en bande organisée, le tout sur fond politique », dénonce à l’audience Me Olivier Pacheu. Une pratique qui tend à se banaliser.
En 2016, à peine sorti du mouvement contre la loi travail, le gouvernement de Manuel Valls se prépare à l’évacuation de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Le 20 septembre, Jean-Jacques Urvoas, garde des Sceaux, transmet aux parquets une circulaire « relative à la lutte contre les infractions commises à l’occasion des manifestations et autres mouvements collectifs ». Le document constitue un mode d’emploi pour une judiciarisation renforcée du maintien de l’ordre, qui depuis a atteint son paroxysme avec les gilets jaunes. Le ministre le précise, l’association de malfaiteurs « permet d’appréhender de nombreux comportements avant même la commission de plusieurs infractions ».
Autre avocate des prévenus de Rennes, Me Aurélie Kibge pointe cette trop large appréciation de l’association : « C’est plutôt rare de voir des militants s’organiser seuls de leur côté. » Me Pacheu renchérit : « Il existe un bouleversement populaire, dans un contexte de violences sociales et économiques, et des modalités de mobilisation en mutation. Les syndicats s’affaissent. Il est normal de voir de petits groupes se former en l’absence de ces centrales. » Parfois, une personne suffit. Le 4 février, à Toulouse, un jeune homme a été mis en examen pour association de malfaiteurs… tout seul. Arrêté en marge d’une manifestation des gilets jaunes, il avait un pass de postier présumé témoigner de son appartenance à « l’ultragauche ». Sur ces simples soupçons, il a été placé en détention provisoire et y est toujours.
Les vingt de Rennes, eux, ont évité la détention provisoire, malgré les demandes du procureur. Tous ont fait l’objet d’un contrôle judiciaire pendant huit mois. Comme les anti-Cigéo de Bure, sous le coup d’une mesure de sûreté depuis presque un an, tous avaient interdiction de se parler. Et, pour la plupart d’entre eux, de paraître dans ou aux abords d’une manifestation contre la loi travail et contre les violences policières. Soit une peine à part entière : tout simplement une condamnation à l’interdiction de militer.
(1) Comité de solidarité avec les prisonniers politiques arabes et du Proche-Orient, qui a revendiqué 14 attentats, dont celui de la rue de Rennes à Paris (7 morts et 55 blessés, le 17 septembre 1986).