Enseignants : La colère monte face au mépris

Mobilisés depuis l’automne contre les réformes engagées par Jean-Michel Blanquer, des enseignants multiplient les actions pour continuer d’alerter l’opinion.

Matthias Hardoy  • 26 juin 2019 abonnés
Enseignants : La colère monte face au mépris
© Alain Pitton / NurPhoto / AFP

Claire Guéville Professeure d’histoire-géographie à Dieppe, secrétaire nationale du SNES-FSU, responsable du lycée.

« L’un des moteurs de la mobilisation des profs, des parents d’élèves et des lycéens, c’est une prise de conscience des mensonges de Jean-Michel Blanquer. Ils sont difficiles à décrypter, car le ministre avance pas à pas. Mais le puzzle prend forme peu à peu. La réforme du lycée était fondée sur l’idée apparemment séduisante de “liberté de choix” pour les élèves. Mais ce discours a été démonté : on sait aujourd’hui que de liberté il n’est pas question. Il y a une vraie inégalité dans l’accès des lycéens aux spécialités proposées en première et en terminale. Alors même que ce choix est déterminant pour leur avenir, contrairement à ce que le ministère a laissé entendre au départ. L’enseignement supérieur aura de fortes exigences sur ce point. Nous prenons tous conscience des conséquences de cette situation pour nos élèves.

Ce qui nous alarme aussi, c’est l’article 1 de la loi “pour une école de la confiance”, qui parle d’un “devoir d’exemplarité” pour les professeurs, ce qui peut être interprété comme une façon très politique de limiter leurs prises de parole. La grève durant les examens est inédite et revêt une forte valeur symbolique. Les assemblées générales continuent, il y a un appel à la grève pour les surveillances du brevet. On espère que le mouvement va se poursuivre à la rentrée. On est en contact avec les syndicats d’autres secteurs. Ce qui se passe autour des réformes de la fonction publique et de la retraite nous concerne aussi pleinement. »

Bruno Cuissard Professeur d’anglais en filière générale dans un lycée rural en Isère.

« Depuis six mois, les syndicats enseignants protestent contre les réformes de l’actuel ministre de l’Éducation mais ne reçoivent aucune réponse. Nous sommes face à un mépris officiel du gouvernement, qui continue de faire passer ses réformes éducatives en force, sans concertation. Nous avons été ignorés. Ce qui pose problème d’abord, ce sont les douze spécialités proposées au lycée : elles sont inégalement réparties sur le territoire. Des lycées de ville pourront en proposer beaucoup, d’autres, comme le mien, en zone rurale, beaucoup moins. Il y a un mépris certain pour les régions rurales. Autre problème : l’affaiblissement des matières générales au lycée professionnel, ce qui va compliquer l’accès aux BTS ou à l’enseignement supérieur, avec des attendus [critères] nombreux des universités depuis la réforme Parcoursup.

Il faut ajouter les suppressions de postes, la fermeture des centres d’information et d’orientation, la dégradation des conditions de travail avec la multiplication des heures supplémentaires… On avance à marche forcée vers la casse de l’Éducation nationale. Ce qui prime, c’est une idéologie individualiste et anxiogène. Dans notre établissement, la grève est bien suivie : 300 professeurs se sont rassemblés devant notre rectorat à Grenoble le 17 juin. Des rétentions de notes du bac vont être lancées, notamment par les professeurs de philosophie (voir entretien). »

Louise Favone Enseignante en maternelle REP+, Paris XVIIIe.

« Ce qui ne va pas, c’est autant le fond que la forme. Il n’y a pas eu de consultation des enseignants. Et quand on a protesté cette année, Blanquer nous a envoyé un email pour nous dire qu’on n’avait rien compris. Ce qui fait peur, c’est que c’est très flou : même les syndicats ne savent pas complètement décrypter cette loi dite “pour une école de la confiance”. Ce qui nous a fait peur, aussi, c’est la tentative qu’il y a eu de fusionner école et collège. Blanquer a reculé sur ce point. On s’est battu contre la disparition des directeurs d’école, qui sont des intermédiaires indispensables avec les parents d’élèves. Le point commun entre toutes les réformes dans l’éducation, c’est que ce sont des réformes d’abord économiques, pas éducatives. »

Agnès Akielewiez, professeur de mathématiques dans un lycée général et technologique de Toulouse.

« Dans notre lycée, la colère est palpable depuis des mois, on est mobilisé depuis novembre contre la réforme du lycée. La loi sur “l’école de la confiance” a amplifié le mouvement dans toute l’Éducation nationale. Le ministre a été alerté de plusieurs manières : de nombreux courriers, un vote négatif du Conseil supérieur de l’éducation… Mais, à chaque fois, il a ignoré les signaux. Nous avons été assez déçus par des médias qui, globalement, ont peu analysé les conséquences des réformes en cours dans l’éducation, le pourquoi de la colère des profs et des parents d’élèves, et n’ont pas opposé à Blanquer de réels contradicteurs. Il est vrai que le sujet est complexe et que les réformes sont arrivées en avalanche. Néanmoins, la parole aurait pu être davantage donnée à nos représentants syndicaux. On assiste à une logique de casse du public, avec des services privés qui prennent la place. On le voit par exemple avec la multiplication des entreprises de soutien scolaire qui veulent compenser les mauvaises conditions d’enseignement dans les classes. On est entré dans une école à deux vitesses. »

Rebecca Bolidum, professeur de français et de théâtre, lycée de Sarreguemines (Moselle).

« La réforme du lycée aura des effets moins visibles qu’il faut observer : les spécialités artistiques comme le théâtre risquent d’être affaiblies, les élèves ne vont pas les privilégier lorsqu’ils vont réfléchir à la meilleure combinaison de spécialités pour leur avenir. Le metteur en scène Joël Pommerat a écrit une tribune dans Le Monde pour alerter le ministre. Au niveau du français, c’est la fin de la liberté pour les professeurs, avec un programme d’œuvres imposées à traiter en première.

Laurence Burger, professeur-documentaliste, lycée de Sarreguemines (Moselle).

« La liberté de choix prônée par la réforme est trompeuse, elle sera en fait limitée pour les élèves, qui devront surtout s’adapter aux combinaisons de spécialités possibles dans leurs établissements. Le gouvernement fait l’inverse de ce qu’il prétend. C’est comme les contrôles intermédiaires pour le Bac qui en partie passé en contrôle continu va soumettre les élèves à un stress permanent. »

Jordi Grau, professeur de philosophie, lycée de Sarreguemines (Moselle).

« Les raisons de la colère sont multiples. Il y a une instauration d’un “bac à la carte”, dans la continuité de la sélection renforcée dans le supérieur avec Parcoursup. Certains profs n’étaient pas contre l’idée générale de la réforme mais la manière dont elle faite engendre des inégalités. On assiste aussi à une répression forte de certains collègues, par exemple à Toulouse, où des professeurs ont été gazés devant un rectorat en mars, où à Bobigny, où trois enseignants syndiqués ont fait face à de sévères procédures disciplinaires. Ce climat ne fait que renforcer la colère. Beaucoup d’autres choses nous déplaisent comme le recours de plus en plus important aux contractuels, comme dans le reste de la fonction publique ; ou l’imposition du numérique avec l’idée d’un “lycée 4.0” avec des manuels en ligne et des contrats avec des grandes entreprises comme Microsoft… Et puis les enseignants français ont parmi les plus bas salaires enseignants de l’OCDE. Ce métier souffre d’une forte précarisation. »

Société
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