L’antispécisme nous rentre dans le lard

De la limitation de la viande dans l’assiette à l’abolition revendiquée de l’élevage, la cause animale a pris une place croissante dans l’espace public, s’invitant même en politique, sur fond de polémiques.

Patrick Piro  • 12 juin 2019 abonnés
L’antispécisme nous rentre dans le lard
© photo : Une action militante contre la pêche devant la fontaine Saint-Michel, à Paris, pour la Journée européenne de la mer, le 20 mai 2017.crédit : GEOFFROY VAN DER HASSELT/AFP

La statue de Marianne dégouline de rouge, aspergée de faux sang, place de la République à Paris. Le message accusatoire lancé samedi dernier par Boucherie abolition est explicite : l’État est complice d’un « holocauste » permanent, par la mise à mort de quelque trois millions d’animaux par jour dans les abattoirs. Le groupe, qui réclame l’abolition pure et simple de l’élevage, est la frange la plus radicale des près de 3 000 manifestants qui défilaient en une « marche rouge » à l’appel de l’association L214. Notoire pour ses vidéos chocs d’animaux d’élevage maltraités, cette dernière se « contente » de demander la fermeture de tous les abattoirs, car « derrière chaque morceau de viande, il y a un être sensible ! » Ces militants défendent une position morale et philosophique qui reconnaît une égale considération des intérêts des individus, qu’il s’agisse d’humains ou d’animaux sensibles, capables de manifester de la souffrance ainsi qu’une aspiration au bien-être et à la poursuite de leur vie : l’« antispécisme » s’oppose au « spécisme » dominant, qui privilégie les intérêts de l’espèce humaine, justifiant l’exploitation des animaux pour son profit. Le Parti animaliste, qui lutte pour le bien-être animal, avait mêlé ses drapeaux aux banderoles des associations. Il a recueilli 2,17 % des voix lors des élections européennes du 26 mai dernier – une surprise.

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Depuis quelques mois, une ébullition désordonnée s’est emparée du débat public autour de la cause animale. Pas une semaine ne passe sans une initiative, du simple appel à « manger moins de viande » à l’exigence d’un abandon « immédiat » de toute exploitation animale. Il est acquis que l’élevage, bovin en particulier, est l’une des activités les plus émettrices de gaz à effet de serre, et les défenseurs du climat le critiquent depuis longtemps pour cet impact. Plus récemment, se sont banalisées des incitations à réduire la portion carnée de notre alimentation, au nom des enjeux planétaires mais aussi sanitaires (limitation des maladies cardio-vasculaires, etc.). S’y adjoint désormais le respect du bien-être animal, qui fait largement consensus.

Ces trois objectifs sont conjointement déclinés par l’appel pour le « Lundi vert » – une journée par semaine sans viande ni poisson –, lancé en janvier dernier par des scientifiques et signé par 500 personnalités (Isabelle Adjani, Isabelle Autissier, Juliette Binoche, Lolita Lempicka, Éric Piolle, Matthieu Ricard…). Déclinant en France une campagne déjà en cours dans une dizaine de pays, l’initiative pourrait séduire potentiellement beaucoup de monde. En 2018, selon une enquête annuelle du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc), 35 % des Français entraient dans la catégorie « flexitarisme », déclarant avoir réduit leur consommation de viande au profit d’une alimentation plus végétale. Ils étaient 23 % en 2015. Le végétarisme – soit un « lundi vert » tous les jours – regroupe en revanche bien moins d’adeptes. À peine 1 % à 2 % de la population, mais quand même un triplement depuis vingt ans, selon le Crédoc. Quant au véganisme, qui adopte une alimentation végétalienne (éviction de tout aliment animal, dont œufs, miel, laitages, etc.) et s’interdit l’utilisation de produits issus de l’exploitation des animaux (cuir, laine, soie, etc.), il ne concernerait que 0,5 % des Français, estime l’institut Xerfi.

Pourtant, « même si les véganes sont ultra-minoritaires dans la société française, et plutôt impopulaires si l’on en croit les résultats de quelques enquêtes d’opinion, leur “part de voix” dans l’espace public n’en est pas moins significative, tout comme leur influence auprès d’une partie de la population, notamment parmi les jeunes », écrit Eddy Fougier, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), spécialiste des mouvements de contestation (1). Un exemple, en février dernier, quand la fondation états-unienne Blue Horizon International lance la campagne internationale « Million Dollar Vegan ». Soutenue par des personnalités comme Paul McCartney, Brigitte Bardot, Joaquin Phoenix ou Yann Arthus-Bertrand, elle mettait en scène une jeune fille de 12 ans demandant au pape François de pousser l’abstinence carnée jusqu’au véganisme pendant les quarante jours du carême. Récompense proposée : un don d’un million de dollars pour une association choisie par le souverain pontife. Le retentissement médiatique est immédiat, gros coup de pub pour la cause. Même si le pape n’est pas allé plus loin que d’accueillir avec une bienveillance standard la requête et sa porteuse.

L’appel « Lundi vert », en apparence anodin, a suscité pour sa part des réactions épidermiques. Marc Pagès, directeur général de l’Association nationale interprofessionnelle du bétail et des viandes (Interbev), se dit « fatigué » par de telles initiatives, alors que les Français « ne consomment que 320 grammes de viande rouge cuite par semaine, moins que le seuil de 500 grammes recommandé ». Un communicant tente un contre-feu sur Twitter avec l’initiative #samedirouge (un flop…), « vivement » soutenue par Christiane Lambert, présidente de la FNSEA, le syndicat agricole dominant, qui invite « tous les amateurs de viande et d’élevage » à « soutenir les traditions en mangeant pot-au-feu, bourguignon, rillettes, veau Marengo, poulet… ».

Même élan courroucé avec le député La République en marche Jean-Baptiste Moreau, cosignataire avec une vingtaine de personnalités d’une tribune qui déplore que Lundi vert « jette en pâture notre modèle d’élevage français d’agriculture familiale, en le réduisant à un système intensif, mauvais pour notre santé, cruel pour nos animaux et destructeur de notre environnement ». À l’unisson, les syndicalistes de la Confédération paysanne déplorent « l’insupportable stigmatisation vécue par les éleveurs et les éleveuses qui produisent chaque jour pour vivre de leur travail, alors que jamais cet appel ne pointe du doigt la responsabilité des industriels et des distributeurs qui, dans leur course aux prix bas, empêchent la généralisation des pratiques d’élevage les plus vertueuses ». En miroir à Lundi vert, 500 agriculteurs publient une tribune : « Ne vous trompez pas de combat ! »

C’est en substance ce qu’ont voulu signifier le politiste Paul Ariès, le journaliste scientifique Frédéric Denhez et la sociologue Jocelyne Porcher avec leur appel « Pour une Journée mondiale de l’élevage paysan et des animaux de ferme ! » Voulu par le premier comme l’amorce d’un mouvement à caractère politique, il sort la grosse artillerie : « On assiste mondialement à une montée en puissance de lobbys qui cherchent à imposer le principe des lundis sans viande, sous des prétextes idéologiques qui se cachent mal derrière des apparences écologiques et sanitaires. » En s’attaquant indifféremment à tout type d’élevage, les véganes seraient ainsi les « idiots utiles » du système capitaliste. « La vraie alternative n’est pas entre protéines animales et végétales, mais entre production industrielle de viandes et de céréales d’un côté et défense d’une agriculture paysanne et d’un élevage fermier d’un autre côté », écrivent les coauteurs. Parmi les signataires, issus d’un assez large éventail paysan et associatif, se trouvent notamment des politiques comme Clémentine Autain (députée La France insoumise), André Chassaigne (député PCF) ou Maryse Oudjaoudi (bureau exécutif d’EELV).

Le mois dernier, enfin, 130 députés et sénateurs publient une tribune « pour dénoncer les actes violents de militants envers des professionnels de la viande ». Phénomène apparu au début de l’année dans le nord de la France, le vandalisme touchant les boucheries semble se diffuser (lire ici). _« La légèreté insoutenable avec laquelle des activistes assument l’indéfendable et l’indigne fonde certains à évoquer un terrorisme alimentaire, et pose, au-delà, la question de la liberté alimentaire, et la question des risques de dérive du combat animaliste en France », écrivent les parlementaires. « Les véganes sont en train de réussir à transformer la question animale en controverse et même en un véritable problème public », analyse Eddy Fougier (2).

Thomas Lepeltier, chercheur indépendant sur les questions d’éthique animale, décrypte cette crispation. « Il faut y voir l’effet d’un retard du débat français sur ces questions. En Angleterre, où la cause animale a émergé dans les années 1970, elles se sont apaisées depuis une trentaine d’années. » Membre associé du Oxford Centre for Animal Ethics, il vient de publier un ouvrage au titre à demi provocateur : Les véganes vont-ils prendre le pouvoir ? (3). S’il est aisé de répondre par la négative pour les prochaines années, l’hypothèse d’une victoire pas trop lointaine lui semble envisageable en dépit de la virulence de certaines réactions. « Le véganisme a fait irruption dans le débat public et le mouvement est en train de se politiser, constate-t-il. Dans le même temps, une frange des antispécistes s’est radicalisée, “désespérée” de constater que la société n’évolue pas plus vite vers le véganisme, alors que la bataille des arguments en faveur des droits des animaux a été gagnée sur un plan théorique. »

Dans son ouvrage, le chercheur développe la comparaison fétiche des antispécistes : l’abolition de l’exploitation animale est aussi sensée que celle de l’esclavage. Car, si l’on reconnaît qu’il s’agit d’une question fondamentale d’éthique, il n’existe pas plus de raison de défendre un élevage paysan qu’un esclavagisme « doux ».

Sur ce terrain philosophique, Paul Ariès s’affiche clairement : « Je suis anti-végane et “anti-antispéciste” car je défends d’abord l’unité du genre humain. » Opposé en débat au politiste (4), l’essayiste Aymeric Caron, cofondateur du Rassemblement des écologistes pour le vivant (lire ici), répondait à ce qu’il considère comme une confusion argumentaire. _« Les antispécistes réclament une égalité non pas de traitement, mais de considération. Il ne s’agit pas d’enlever des droits aux humains, il s’agit d’étendre ces droits aux autres animaux. Cela s’appelle l’augmentation de la sphère de considération morale. L’antispécisme est un nouveau rapport à l’individu, un nouvel humanisme. » Thomas Lepeltier déplore pour sa part la floraison de jugements à l’emporte-pièce de la part des anti-véganes. « Des positions d’autorité, souvent très méprisantes à l’endroit de l’éthique animale, prononcées par des auteurs qui n’ont généralement même pas pris la peine de lire les écrits antispécistes. Le débat intellectuel sur ces questions ne s’est jamais sérieusement constitué, il reste scandaleusement médiocre. »

***

(1) « La Contestation animaliste radicale », Eddy Fougier, Fondation pour l’innovation politique, janvier 2019.

(2) Idem.

(3) Éditions Le Pommier, mai 2019.

(4) L’Express, 6 février 2019.

Écologie
Publié dans le dossier
Qui a peur des véganes ?
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