Les Insoumis en demande de démocratie
Ébranlés par leur score aux européennes, le mutisme de Mélenchon et le départ de Charlotte Girard, les militants appellent à de nouveaux statuts pour le mouvement.
dans l’hebdo N° 1558 Acheter ce numéro
Parler à la presse n’est pas le meilleur moyen mais nous n’en avons pas d’autres » soupire la voix dans le combiné du téléphone. Pour cette militante de longue date comme pour les autres membres de La France insoumise (LFI), l’humeur est plutôt maussade. Le score décevant (6,31 %) aux européennes a jeté une lumière crue sur les difficultés internes du mouvement : par médias interposés, ses cadres exposent leurs désaccords sur la stratégie à adopter pour remonter la pente, des personnalités de premier plan claquent la porte, Jean-Luc Mélenchon reste coi… et ce sont les militants qui trinquent ! « Nous ne pouvons pas légitimer toutes les prises de parole et tous les comportements. Nous sommes interpellés sur le terrain alors qu’aucune des opinions exprimées n’a fait l’objet d’une délibération démocratique », déplore l’une.
Inquiets mais pas découragés pour autant, les membres des comités locaux comptent sur l’assemblée représentative du mouvement, samedi 22 et dimanche 23 juin à Paris, pour exprimer leurs désaccords avec la direction de LFI et demander de profonds changements. Initialement prévue pour faire le point sur L’Avenir en commun – leur programme – et dessiner les contours de la campagne des municipales de 2020, cette réunion tourne, dans les faits, à des états généraux.
« Certes très déçus du résultat des européennes, les militants, ici, loin d’être abattus, […] voient dans cet affaissement et ces dissensions l’occasion de transformations sensibles, tant dans l’organisation du mouvement que dans les outils à développer pour partager les points essentiels de L’Avenir en commun », nous écrit une militante de Bretagne, tirée au sort pour participer à l’assemblée. Car les demandes d’ordre organisationnel remontent de tout le pays.
« Nous voulons plus de structures, plus d’espaces de débats, plus d’espaces pour échanger avec la direction », martèle Thibaut Marchal, militant de Guyancourt et cosecrétaire du Parti de gauche (PG) dans les Yvelines. « Il nous faut des statuts qui prévoient des instances exécutives et délibératives, des commissions thématiques et une commission des conflits », détaille Raymond Gené, du Val-de-Marne. D’où qu’elles viennent, les « petites mains » de LFI attendent un changement. « Moi, j’aimerais que l’on crée une constituante composée de militants. Ça me met mal à l’aise qu’on le propose dans le programme et qu’on ne se l’applique pas à nous-mêmes », explique Simon, de Paris.
Des désaccords, une absence de statuts et d’instances et un manque de démocratie interne qui, selon cadres et militants, brouillent la ligne et la stratégie à suivre. Les militants ressentent ces lacunes d’autant plus violemment qu’elles ont causé la « déconvenue » des européennes. « Nous avons gagné des députés, mais, durant la campagne, nous n’avons pas tenu un discours clair : on a laissé entendre que l’on renonçait sur la stratégie plan A-plan B », déplore Aurélien. « Les européennes sont des élections de contestation, alors en faire un référendum anti-Macron était une connerie », estime Jean-Marc, de Salon-de-Provence (Bouches-du-Rhône). Une ligne si peu claire que même les députés s’en plaignent. Adrien Quatennens, élu du Nord, confiait ainsi à Libération : « Durant la campagne, Macron disait “si vous êtes pour l’Europe, votez pour moi” ; Le Pen, c’était “si vous êtes contre Macron, votez pour moi” ; Jadot y allait avec “si vous êtes écolo, votez pour moi” ; et nous, on disait “vous avez dix minutes, le temps qu’on vous explique ?” »
Un militant parisien déplore : « On ne sait même pas qui décide, on n’a même pas d’organigramme ! » Ce constat est largement partagé. Jusqu’alors, les dénonciations des pratiques ne s’entendaient que de la part des exclus, d’autant plus sévères qu’ils avaient été éjectés sans ménagement. Aujourd’hui, elles sont formulées par des cadres encore en poste. La note interne révélée par Le Monde (1) regrette qu’« aucune véritable instance de décision collective ayant une base démocratique [n’ait] été mise en place ». Très mal accueillie par la direction, cette note n’a pas déplu à tous : « Elle dit des choses vraies ! » estime Jean-Marc. « Charlotte Girard a raison de dire qu’il faut dresser des perspectives », confirme Thibaut Marchal. Le départ de la veuve de François Delapierre (2) est d’autant plus douloureux pour les militants qu’il réveille le souvenir de ceux qui l’ont précédée. _« Il y a ceux qui partent à bas bruit et ceux qui sont carrément renvoyés : François Cocq (3) était un authentique républicain, un humaniste… On peut avoir des désaccords, mais ça se tranche démocratiquement », déplore la militante de longue date. Membre du PG, elle se souvient de la création de LFI et de l’effervescence intellectuelle qui y régnait : « La France insoumise, c’était le Parti de gauche, Ensemble !, quelques communistes, des écolos et même les socialistes insoumis de Liêm Hoang-Ngoc… Où sont-ils maintenant ? » interroge-t-elle. « Le mouvement peut mourir de ces départs, il peut disparaître si on ne propose pas des choses nouvelles », s’inquiète Thibaut Marchal.
En plus d’interrogations d’ordre statutaire, LFI est travaillée par la question du populisme et de la stratégie. Le « nous » – le peuple – contre « eux » – l’oligarchie – ne fait pas débat… à condition qu’il s’inscrive à gauche ! Très peu suivent Raquel Garrido quand elle dit que LFI « n’a certainement rien à gagner […] dans la sempiternelle recomposition de la gauche radicale ». « Ce terme a quand même une histoire, on ne peut pas le jeter aux orties », s’emporte une militante. De gauche, mais pas pour autant inconditionnels de l’union de la gauche. « Je ne fais pas confiance à un Benoît Hamon ou un Raphaël Glucksmann pour construire un projet commun à toutes les forces de gauche », explique un militant du sud de la France.
Pour l’heure, Jean-Luc Mélenchon ne s’est pas adressé directement à ses forces vives depuis les élections. De quoi alerter les observateurs politiques, qui spéculent sur un retrait du leader de LFI. Mais pas de quoi inquiéter les militants. « Jean-Luc Mélenchon fait souvent ça après une défaite », explique l’un. Sans idolâtrer le président du groupe à l’Assemblée nationale, tous l’apprécient. « N’allez pas croire que j’ai des posters de lui dans ma chambre, mais il ne faut pas se comporter comme des ingrats : il a fait monter une nouvelle génération d’élus de gauche », estime Aurélien. Pas question, alors, d’envisager un remplacement de Jean-Luc Mélenchon au poste de n° 1 ? Les noms d’Alexis Corbière, d’Adrien Quatennens et d’Éric Coquerel reviennent régulièrement. Mais ils sont invariablement supplantés par un autre : celui de François Ruffin. « C’est impressionnant : même quand on fait du porte-à-porte et qu’on discute avec des gens qui ne votent pas pour nous, ils nous parlent de François Ruffin », raconte Simon.
Reste à savoir si l’électron libre des Insoumis accepterait de prendre des responsabilités au sein du mouvement – sous réserve qu’il se dote d’un organigramme, comme le souhaitent les militants. Positives malgré la défaite, loyales et constructives, les « petites mains » de LFI voient encore dans ce mouvement un « formidable outil pour conquérir le pouvoir ». Émoussé par deux ans de conflits et des coupes drastiques dans leur électorat, l’outil a toutefois besoin d’un sérieux aiguisage.
(1) Lire Politis du 13 juin.
(2) Cosignataire de la note révélée par Le Monde, Charlotte Girard a annoncé son départ de LFI le 8 juin.
(3) François Cocq a été banni du mouvement par un tweet de Jean-Luc Mélenchon le 5 janvier.