Les urgentistes sonnent l’alerte
La grève inédite des personnels paramédicaux s’étend à 75 unités, qui dénoncent un service public sinistré.
dans l’hebdo N° 1556 Acheter ce numéro
Ce ne serait pas un problème de moyens, mais d’organisation. Voilà ce que s’entendent répondre les personnels hospitaliers depuis une trentaine d’années quand ils tirent la sonnette d’alarme. La stratégie qui vise à toujours éviter d’augmenter les moyens matériels et humains à l’hôpital achève de couper les jambes, dans des services qui jouent à Tetris avec les patients, les lits et les plannings des soignants, lesquels redoutent chaque jour la mise en danger de la santé des premiers, mais aussi de la leur. Depuis cinq ans, des médecins-chefs de services d’urgences ont démissionné pour ne pas avoir à endosser la responsabilité d’un drame qu’ils auraient tout fait pour éviter. Le 15 janvier 2018, une lettre, « Hôpital public : urgence ! », avait été adressée à la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, par plus de mille médecins et cadres de santé. Aujourd’hui, ce sont les personnels paramédicaux des services d’urgences qui sont en grève dans plus de 75 hôpitaux. Ce mouvement inédit des aides-soignantes et des infirmières a démarré à l’hôpital Saint-Antoine, à Paris, le 18 mars, avec une revendication passée sur le dessus du panier : la sécurité des personnels.
Le 13 janvier à Saint-Antoine, deux infirmiers et une aide-soignante ont été violemment agressés par un patient. Les violences physiques et verbales, le défaut de sécurisation des locaux, le manque criant d’effectifs, le manque de stabilité d’équipes soumises à des turn-over importants et le manque de matériel ont servi de déclencheur à cette grève. Lariboisière, la Pitié-Salpêtrière, Saint-Louis et Tenon ont rejoint le mouvement. Un collectif inter-urgences s’est créé et étendu à d’autres villes, et est en train de se constituer en association. Réunis en assemblée à la Bourse du travail de Paris le 25 mai, les services grévistes, soutenus par les syndicats CGT, FO et SUD, combinent des revendications locales (par hôpital) et centrales (lire encadré). Ils appellent à une mobilisation nationale avec marche vers le ministère ce 6 juin.
« Un de nos objectifs, c’est d’expliquer aux gens pourquoi ils attendent si longtemps aux urgences, explique Candice, aide-soignante depuis dix ans à Saint-Antoine. On doit soigner deux fois plus de patients en deux fois moins de temps. Ce qui signifie moins de présence et d’écoute et des soins en temps record… » « Un collègue m’a confié avoir mis des couches à des patients parce qu’ils n’étaient pas assez pour poser des bassins. On n’arrive pas à gérer des flux qui ont augmenté de 10 % en six ans », renchérit Christophe, aide-soignant au CHU de Nantes (Loire-Atlantique), trente ans de métier dont douze aux urgences, en grève depuis le 30 avril.
En vingt ans, le nombre de prises en charge aux urgences serait passé de 10 millions à 20 millions, rapportent Pierre-André Juven, Frédéric Pierru et Fanny Vincent dans leur essai La Casse du siècle (1). Mais l’emploi n’est pas indexé sur l’activité. Et le nombre d’arrêts maladie est plus important dans le secteur hospitalier qu’ailleurs. À Lons-le-Saunier (Jura), 70 % du personnel urgentiste est arrêté pour épuisement. L’activité a augmenté de 70 passages par 24 heures à 100 ou 150, avec le même personnel. Le 1er juin, l’Agence régionale de santé a reconnu « l’existence d’un risque grave pour la santé publique » et la préfecture a entrepris de réquisitionner des personnels arrêtés.
« On fait un métier magnifique, mais qui n’est ni valorisé ni reconnu, lance Christophe_. On est soumis à de fortes surcharges et à une forte pénibilité, mais sans accompagnement psychologique ni suivi : certains d’entre nous n’ont pas vu un médecin du travail depuis quinze ans ! »_ La seule solution reste parfois l’arrêt maladie. « J’ai vu des collègues pleurer en arrivant », s’offusque-t-il.
« Quand on a réalisé qu’on était encore plus à flux tendu qu’à Paris, on s’est dit qu’il fallait rejoindre le mouvement », témoigne Caroline. Infirmière aux urgences de l’hôpital Femme-Mère-Enfant à Lyon – plus de 200 passages par jour –, en grève depuis le 14 mai, elle confie que l’équipe tient grâce à une particulièrement bonne entente. Même en pédiatrie, les violences augmentent : « Un “merci !” nous surprend plus qu’un “connasse !” » L’attente face à la douleur et l’inquiétude, parfois dans des espaces mal adaptés, génèrent des comportements explosifs. Sans compter l’afflux de patients qui viennent aux urgences pour des consultations qui n’en relèvent pas… « On fait passer les vraies urgences en premier, on essaie d’expliquer, mais certains viennent aussi chercher aux urgences des soins rapides et perçus comme gratuits », confie Caroline. Même écho chez Christophe, qui décèle aux urgences des comportements de « consommateurs ». Pour sa part, il a déjà porté plainte cinq fois pour des violences physiques et verbales_. « Si j’avais porté plainte à chaque fois, j’en serais plutôt à 150… »_ Aux urgences de Nantes, il faut compter entre six et dix heures d’attente. « À la suite de la grève de 2016, nous avons obtenu une infirmière pour gérer la file d’attente, mais la population s’est fortement accrue dans l’agglomération. »
Pour libérer des lits aux urgences, il faut pouvoir hospitaliser les patients dans des lits d’« aval ». Or, entre 2003 et 2016, près de 13 % des lits auraient été supprimés (64 000 au total), indiquent les auteurs de La Casse du siècle. « On renvoie chez elles des personnes âgées seules. Quel hôpital voulons-nous dans une société qui vieillit ? interroge Christophe. Le système hospitalier éclate. Il faut trouver des solutions tout de suite. » Certains patients passent quinze heures sur des brancards, d’autres partent vers des cliniques privées.
Le privé est aussi le choix de certains paramédicaux qui craquent. Mais, « dans le public, on reçoit monsieur et madame Tout-le-Monde, c’est une autre approche des soins. Le service public fait encore rêver », croit Candice. Le phénomène en pleine expansion, c’est la reconversion des paramédicaux. « Il faut redonner envie de travailler à l’hôpital », insiste Christophe. D’où les demandes de revalorisation : prime d’insalubrité, prime de travail de nuit (qui plafonne à 7,50 euros), reconnaissance des compétences : « Nous n’avons pas de formation continue. J’ai fait une formation sophrologie-bien-être-massages, que j’ai prise en charge à 50 %, l’autre moitié étant assurée par l’hôpital, qui n’exploite pas cette compétence », regrette l’aide-soignant. « En pédiatrie nous sommes plutôt très formés, mais ces compétences ne sont pas valorisées », ajoute Caroline. Les salaires des paramédicaux vont de 1 400 à 1 700 euros en début de carrière, et sans grande perspective d’évolution.
Depuis le début de la mobilisation, les hôpitaux parisiens ont obtenu la sécurisation des locaux : portes et vigiles. Mais, sur l’indexation des effectifs sur l’activité, les discussions achoppent. « En travaillant sur le référentiel Smur (2)_, il faudrait 700 postes en plus à l’AP-HP_ (3) », explique Candice. « L’hôpital a été jadis un lieu d’accueil sans soins, puis est devenu, au XXe siècle, un lieu d’accueil et de soins, rappellent Pierre-André Juven, Frédéric Pierru et Fanny Vincent. Est en cours de fabrication et de légitimation un hôpital virtuellement sans accueil, consacré aux seuls soins techniques et hyperspécialisés ; en somme, un “techno-hôpital” où le numérique et l’innovation sont les valeurs cardinales, où le travail de “care” et de suivi des patients est délégué, privatisé et externalisé… » Avec ce mouvement inédit des paramédicaux, c’est une conception de l’hôpital qui est défendue : « Je crois beaucoup en cette grève, appuie Caroline. On a encore une chance de rattraper le coche. »
(1) La Casse du siècle. À propos des réformes de l’hôpital public, Raisons d’agir, 192 pages, 8 euros.
(2) Service mobile d’urgence et de réanimation.
(3) Assistance publique-hôpitaux de Paris.
Les revendications des services d’urgences en grève
Réunis en assemblée à la Bourse du travail de Paris, les services d’urgences mobilisés avec le soutien des syndicats CGT, FO et SUD ont formulé des revendications communes :
• arrêt de la fermeture de lits en aval des urgences et création de lits nécessaires pour éviter d’hospitaliser sur des brancards ;
• arrêt de la fermeture de services d’urgences, y compris la nuit ;
• arrêt de la fermeture de lignes de Smur ;
• 300 euros net d’augmentation pour tous ;
• titularisation des contrats précaires ;
• rattrapage des effectifs à hauteur des besoins remontés service par service ;
• acter une augmentation des effectifs proportionnelle à l’augmentation de l’activité chaque mois de janvier ;
• appliquer le référentiel Samu-Urgences de France comme objectif cible pour les effectifs médicaux et non-médicaux.