L’internationale de la contre-révolution
Il est urgent de rompre le silence sur ce qui se passe à Idlib, tout en exigeant de la France qu’elle cesse de livrer des armes à l’Arabie saoudite et à l’Égypte. Dans ce dernier dossier, le mensonge officiel n’est pas seulement moralement intolérable, il empoisonne notre démocratie.
dans l’hebdo N° 1557 Acheter ce numéro
Dans le monde arabe, on peut toujours craindre que l’histoire se répète. Au Soudan aujourd’hui, comme en Algérie, et comme hier en Égypte, l’armée au pouvoir a donné au peuple quelques bonnes raisons d’espérer. Pliant comme le roseau de la fable devant la mobilisation de la rue. Attendant son heure pour reprendre en main une situation qui lui échappe. L’Égypte, hélas, a déroulé ce scénario jusqu’au bout. En 2013, un maréchal de caricature a fini par s’emparer du pouvoir pour réprimer avec sauvagerie toute velléité de contestation. Retour au point de départ.
Au Soudan, en Algérie, après des mois de mouvements pacifiques, l’illusion démocratique se dissipe dans le sang. Certes, à Khartoum comme à Alger, l’histoire n’est pas écrite. Nous savons au moins à quoi nous en tenir. Les militaires qui rackettent ces pays depuis si longtemps ne céderont pas le pouvoir sans faire donner la mitraille. À Khartoum, déjà le 3 juin, l’armée, la police et des milices ont dispersé un sit-in dans le sang. Le lendemain, les militaires ont déclaré caducs les accords conclus avec l’opposition au cours du mois de mai. Leur modèle revendiqué n’est autre que le maréchal égyptien Abdel Fattah Al-Sissi. La référence est glaçante. Mais la situation soudanaise offre une particularité sur laquelle il n’est pas inutile de s’attarder. Le front contre-révolutionnaire y est particulièrement large et exposé. Les complicités devraient déniaiser ceux qui croient, ailleurs, en Syrie par exemple, à des antagonismes de façade.
Au Soudan, il n’y a pas que le maréchal Sissi qui soutient le régime. Il y a aussi l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. Jusque-là, me direz-vous, rien de très surprenant. L’un des hommes forts de l’actuel Conseil militaire de transition, le général Burhane, n’a-t-il pas lui-même apporté sa contribution à la répression au Yémen ? Mais il y a plus étonnant pour qui veut croire à des histoires trop simples de militaires « laïques » résistant à l’islamisme. Car, au Soudan, les mouvements islamistes font tous bloc derrière l’armée. Il est vrai que le régime d’Omar El-Béchir – dictateur sacrifié par ses pairs au mois d’avril – conciliait ouvertement un islamisme radical et un ordre militaire impitoyable. Une alliance et des connivences qui ont aussi existé, mais inavouées, en Syrie, et qui existent en Algérie. L’avantage, si l’on ose dire, c’est que le Soudan affiche cette réalité sans tentative de dissimulation.
Peut-être plus étonnant encore pour les naïfs : le régime de Khartoum bénéficie sur la scène internationale, depuis longtemps déjà, de la protection de la Chine et de la Russie. Pendant qu’il fait bombarder la province d’Idlib avec son allié syrien Bachar Al-Assad, M. Poutine n’oublie pas de poser son veto au Conseil de sécurité de l’ONU à une résolution condamnant le massacre du 3 juin. Cela, au prétexte qu’il n’a pas l’habitude de s’ingérer dans les affaires intérieures d’un pays. On aimerait pouvoir en rire… Quant à Bachar Al-Assad, en mai 2004 déjà, il offrait à Béchir une « coopération étroite » dans le domaine de la guerre chimique. Le vaste front de la contre-révolution ne s’explique pas seulement par des intérêts économiques communs. Il est guidé par la peur de la contagion.
Un tel tableau devrait dissuader les derniers adeptes de l’indignation sélective. Ils résistent cependant. Avisez-vous par exemple de dénoncer les massacres commis par les aviations syrienne et russe à Idlib et vous serez affublés du qualificatif infâmant d’atlantiste. Si vous détestez les crimes de M. Poutine en Syrie, c’est évidemment que vous adorez ceux de M. Trump au Yémen. Le mur de Berlin a encore de solides vestiges ! Pour échapper au fléau de cette citoyenneté hémiplégique, il est urgent de rompre le silence sur ce qui se passe à Idlib, tout en exigeant de la France qu’elle cesse de livrer des armes à l’Arabie saoudite et à l’Égypte. Dans ce dernier dossier, le mensonge officiel n’est pas seulement moralement intolérable, il empoisonne notre démocratie.
En relisant récemment les Considérations sur le malheur arabe, publié par le journaliste libanais Samir Kassir en 2004, je me disais que ce petit livre, qui avait à l’époque remué les consciences, résonne étrangement aujourd’hui. Kassir s’y inquiétait de la résignation du monde arabe, et de son sentiment d’impuissance. Sans jamais, il faut le dire, céder au moindre essentialisme. Mais quinze ans plus tard, après tant de soulèvements et de mobilisations que l’on peut sans emphase qualifier d’héroïques, et tant de victimes, l’esprit de révolte a remplacé la résignation. Quant à l’impuissance, elle n’est surtout pas le fait des peuples, mais de la grande internationale de la contre-révolution. Elle n’est plus « arabe », si jamais elle le fut. On aurait aimé que Samir Kassir puisse prolonger aujourd’hui sa réflexion. Ses combats courageux pour la cause palestinienne et contre l’occupation syrienne du Liban lui ont coûté la vie. Son livre garde une actualité paradoxale.
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