Pierre Khalfa : « La gauche doit se battre sur un projet d’émancipation »

EELV, LFI, gilets jaunes… Observateur attentif et engagé de la vie politique, Pierre Khalfa revient ici sur les faits marquants du scrutin européen.

Denis Sieffert  et  Marion Dugrenier  • 5 juin 2019 abonnés
Pierre Khalfa : « La gauche doit se battre sur un projet d’émancipation »
© crédit photo : NICOLAS LIPONNE / NURPHOTO

Les élections européennes sont intervenues dans une longue séquence de crise sociale et politique qui a fait vaciller le pouvoir. Une séquence à l’issue de laquelle il y a nettement des gagnants et des perdants, et qui place les organisations syndicales face à de nouveaux défis. Coauteur du texte « Pour un big bang de la gauche » publié le 4 juin par Le Monde (lire aussi l’édito de Denis Sieffert), Pierre Khalfa analyse ici les contours d’un paysage politique en plein bouleversement. Il revient notamment sur les raisons du succès d’Europe Écologie-Les Verts et de l’échec de La France insoumise, ainsi que sur les caractéristiques du mouvement des gilets jaunes, enjeu d’un affrontement idéologique entre la gauche et le Rassemblement national. Enfin, il ébauche quelques pistes pour l’avenir de la gauche.

Peut-on tirer des enseignements durables des élections européennes pour le paysage politique français ?

Pierre Khalfa : Ces résultats confirment surtout que le champ politique français n’est absolument pas stabilisé. Théoriquement, la présidentielle le façonne sur le long terme. On pouvait ainsi croire que l’affaire était acquise pour les quatre blocs, aux résultats à peu près égaux, qui ont émergé en 2017 : La République en marche (LREM), le Rassemblement national (RN), La France insoumise (LFI) et Les Républicains (LR). Or, moins de deux ans après, la situation n’est plus du tout la même. Le champ politique n’était pas du tout stabilisé et ne l’est, à mon avis, pas plus après cette élection.

En effet, le score, en apparence stable, d’Emmanuel Macron cache en réalité d’importantes modifications. Il a perdu une partie de son électorat de gauche, qui s’est reporté sur Europe Écologie-Les Verts (EELV), et a gagné une partie de l’électorat de droite. Macron mène une politique de droite, clairement identifiée comme telle par l’électorat, et qu’il assume, y compris sur des questions comme l’immigration. Certes, le discours n’est pas le même que celui de Matteo Salvini, mais la politique est exactement la même. Ainsi, sans élargir sa base sociale, Macron a réussi à maintenir son résultat électoral par re-transfert de voix.

Finalement, Emmanuel Macron ne sort donc pas affaibli de cette élection, notamment par rapport à ses projets de réformes ?

Non, il n’en sort pas affaibli. Bien que le RN soit passé légèrement devant LREM, les urnes n’ont pas exprimé un désaveu tel que le président se soit effondré et se sente illégitime pour gouverner. De plus, il a pour lui les institutions de la Ve République, qui permettent au gouvernement de survivre à peu près à tout. Mais, surtout, il n’existe aucune alternative politique crédible qui puisse être majoritaire dans le pays. Selon un sondage récent, plus de 70 % des Français souhaitent un changement de politique. Mais tous ne se reconnaissent pas dans une alternative majoritaire ! C’est ce qui laisse à Macron d’importantes marges de manœuvre.

Le vote RN n’est-il pas davantage un vote de dépit que de conviction et d’adhésion ?

Il y a des deux. Certains, dont le président lui-même, ont fait de cette élection un référendum pro ou anti-Macron qui a profité au RN. Malgré tout, l’électorat de Marine Le Pen est stabilisé depuis de nombreuses années, ce qui démontre une réelle adhésion aux thèses du parti. Une partie des classes populaires appréhendent les questions sociales à travers le prisme de la xénophobie et du refus des migrants. Subissant de plein fouet les effets des politiques néolibérales, ils pensent qu’il faut taper sur plus faible et plus pauvre que soi pour s’en sortir. C’est un phénomène assez classique.

L’une des surprises du scrutin est l’effondrement de la droite. Pensez-vous que son déclin est durable ?

Sans échec manifeste de Macron à court terme, je ne vois pas comment la droite pourrait se refaire une santé. LR est pris en tenaille entre Macron et Le Pen. Le premier mène la politique de la droite traditionnelle, moins les délires identitaires de Wauquiez et de Bellamy ; la seconde séduit les conservateurs et le penchant identitaire de la droite. Mais l’imprévisibilité est totale. Les fondements structurants du champ politique se sont effondrés et tout peut arriver.

Comment analysez-vous le vote écologiste ? N’a-t-il pas une double nature, à la fois consensuelle – tout le monde est contre le réchauffement climatique – et une part plus radicale, antilibérale ?

Le label « écolo » d’EELV était porteur avec la montée de la préoccupation écologiste. Les mobilisations pour le climat sont portées par la jeunesse, or le vote EELV a été important chez les jeunes. Mais la liste de Yannick Jadot a aussi bénéficié de la déception des électeurs de La France insoumise. On constate ainsi un important transfert de voix de LFI à EELV, dû à l’incapacité de LFI à être considérée comme une réelle alternative politique.

On aurait donc bien là deux votes EELV : un vote idéaliste, jeune, et un autre des transfuges de LFI, plus radicalement de gauche ?

C’est difficile à dire. Les gens votent s’ils pensent que leur voix a une certaine utilité, or le vote EELV est apparu utile. À la fois pour ceux qui voulaient faire de l’écologie le marqueur principal de la politique, celui qui surdétermine tous les autres. Mais aussi pour ceux qui ne voulaient pas voter pour ce qui reste du Parti socialiste-Place publique (PS-PP), ni pour le Parti communiste (PCF) ou LFI. Le bulletin EELV a été un vote refuge pour les gens de gauche insatisfaits de l’offre politique de gauche.

Que peut faire EELV de son succès ?

Certains dirigeants des Verts sont atteints du syndrome de La France insoumise : celui de la posture hégémonique. Empruntant le vocabulaire de Mélenchon après 2017, Yannick Jadot ne veut « pas de tambouille », « ni droite ni gauche »… Or toute tentative hégémoniste est vouée à l’échec pour une raison fondamentale : nous sommes dans une société très marquée par la pluralité des opinions. Donné à l’agonie en 2017, EELV a repris du poil de la bête. Mais, dans le même temps, LFI se croyait en situation hégémonique après 2017, et aujourd’hui ce mouvement vient de subir un très grave échec.

Pour durer, les Verts ne souffrent-ils pas d’un manque d’ancrage social ?

EELV a deux défauts. Premièrement, les couches populaires ne sont pas son cœur de cible, donc elles sont peu présentes dans son électorat, mais pas non plus totalement absentes. Mais c’est surtout dans le discours que les questions sociales sont quasiment absentes. Deuxièmement, les Verts ont un rapport ambigu au macronisme. Les premières déclarations sur le Parlement européen étaient équivoques, sans compter qu’un certain nombre de dirigeants EELV sont déjà passés chez Macron. Ce n’est pas strictement le fait de ralliements individuels. Plusieurs écologies sont possibles. Il n’est pas sûr qu’EELV ait fait le choix de l’écologie sociale et populaire.

Autre grosse surprise des élections : le faible score de La France insoumise ? Quelles en sont, selon vous, les causes ?

C’est un échec qui vient de loin et pas de la campagne électorale qui a été plutôt bonne. Il s’agit d’abord d’une erreur d’interprétation du résultat de l’élection présidentielle. Les 20 % récoltés par Mélenchon en 2017 agglomèrent deux électorats : celui traditionnel du Front de gauche (FDG) et une part non négligeable de celui du PS (25 % des électeurs de Hollande en 2012 se sont reportés sur Mélenchon en 2017). Mais LFI l’analyse comme un électorat dégagiste, qui ne veut plus entendre parler de la gauche, et comme un électorat acquis. Or ce n’est ni l’un ni l’autre ! Le vote était, au moins en partie, opportuniste : Mélenchon, qui a fait une bonne campagne sur des valeurs de gauche, pouvait être au second tour. Il y avait donc une part de vote utile très importante à la présidentielle, qu’on ne retrouve plus dès les législatives, où LFI réalise un score de 11 %. Plutôt que d’en tirer des leçons, LFI a ensuite opéré une fuite en avant. 

La conception de la politique des insoumis ne repose que sur le conflit. Chantal Mouffe parle de conception « dissociative » de la politique (1), dans laquelle l’important est de désigner l’ennemi. Toute la politique de LFI a été de désigner Macron comme son adversaire, espérant agréger les votes des contestataires. Mais cette conception de la politique est complètement réductrice. Si la politique implique évidemment du conflit, elle ne se réduit pas non plus à des rapports de force. Il s’agit aussi de construire du commun. Un projet commun fait vivre dans l’imaginaire collectif l’idée qu’une société désirable et un avenir meilleur sont possibles. LFI a été dans l’incapacité de tenir un tel discours. Avec du ressentiment, on ne construit rien. Il en faut pour contester la société actuelle, mais pas que. Autrement, l’extrême droite en profite. Chantal Mouffe a raison d’insister sur le fait qu’il y a des affects en politique. La politique n’est pas simplement une affaire de raison. Mais les affects de la gauche ne se résument pas à la haine et à la colère. La gauche doit être capable de les transformer en espérance.

La France insoumise peut-elle redresser la barre ?

Il faut qu’un débat s’ouvre, au sein de La France insoumise et en dehors. Est-ce qu’ils en seront capables ? C’est à eux qu’il faut poser la question. Il y a des fausses explications, superficielles, réductrices, de leur échec : « C’est la faute aux perquisitions et à la personnalité trop éruptive de Jean-Luc Mélenchon. » Mélenchon a fait de très bonnes campagnes en 2012 et 2017. Ce n’est donc pas lui, le problème de fond, mais bien l’orientation mise en place et portée par le mouvement.

Le salut de LFI et de la gauche en général ne passe-t-il pas nécessairement par un appel au rassemblement d’où qu’il vienne ?

La vieille union de la gauche n’est pas la solution. Il faut engager un processus de refondation et de reconstruction générale, externe et interne aux partis politiques, pour mettre fin à l’éparpillement et à la division de la gauche. Mais l’addition de toutes les forces de gauche ne résoudra pas notre problème. Il faut engager un processus qui permette à toutes celles et tous ceux qui le souhaitent, dans et hors des forces politiques, de construire un projet d’émancipation pour le XXIe siècle. Cela ne se fera pas sans la participation des courants politiques organisés, mais ne peut s’y réduire. La gauche doit s’engager dans une bataille culturelle pour gagner la majorité dans la société française sur la base d’un projet d’émancipation.

Selon vous, le PS, tel qu’il se présente aujourd’hui, peut-il être intégré à un tel projet de rassemblement ?

Le PS n’a pas encore tiré le bilan réel de son passé. Non seulement des cinq années de Hollande, mais aussi de toute la période passée où il a mené une politique d’accompagnement et même de mise en œuvre du néolibéralisme. Tant que ce bilan n’est pas fait, c’est difficile d’envisager l’avenir. Par exemple, les députés européens du PS vont siéger au Parlement dans le groupe social-démocrate, dominé par des néolibéraux assumés. Le PS doit nous dire réellement où il veut se situer sur l’échiquier politique. La balle est dans son camp.

Quid de Génération·s et du PCF ?

Les deux sont assez mal barrés. Ian Brossat a fait une excellente campagne – mais il ne suffit pas d’une bonne tête de liste pour réussir. Pour les communistes, c’est l’échec d’une ligne identitaire. Le PCF a une force symbolique très importante liée à son passé et une force militante non négligeable avec une capacité d’intervention forte. Mais son utilité politique est aujourd’hui questionnée. Le parti a donc tout intérêt à participer à un processus de refondation générale. Il en est de même de Génération·s. L’échec doit les pousser à s’interroger sur l’avenir.

Maintenant qu’il est sur le déclin, quel bilan tirer du mouvement social des gilets jaunes ?

Les gilets jaunes ont réussi à désarçonner le gouvernement pendant un moment, et même à arracher un certain nombre de mesures. Mais, de par sa nature, le mouvement a été incapable de passer des alliances. Il a rejeté partis et syndicats dans sa phase montante, ce qui explique les problèmes rencontrés par la suite. Certaines questions ne se sont jamais posées au sein du mouvement : la rémunération des grands patrons n’a pas été débattue, contrairement à celle des hauts fonctionnaires, et alors même qu’éclatait l’affaire Carlos Ghosn. La loi travail n’a jamais été remise en cause non plus… C’était très antigouvernemental et très peu anti-patronat. Le mouvement a été aveugle à certaines réalités sociales.

Historiquement, les mouvements sociaux profitent à la gauche et s’inscrivent dans le cadre syndical. Cela n’a pas du tout été le cas avec les gilets jaunes ! L’existence même du mouvement ouvrier traditionnel et sa capacité à polariser les mouvements sociaux sont remises en question. C’était déjà visible avec Nuit debout, qui ne se reconnaissait pas dans le mouvement syndical. Une nouvelle étape est franchie avec les gilets jaunes : les mouvements sociaux ne se reconnaissent plus spontanément dans les organisations syndicales ou dans la gauche politique. Une bataille politique contre l’extrême droite s’est jouée au cœur du mouvement des gilets jaunes. Menée par des militants LFI, PCF ou d’extrême gauche. Cette présence a empêché que l’extrême droite ne rafle la mise du mouvement. Les questions identitaires portées par l’extrême droite sont restées très marginales au sein du mouvement.

Le caractère nouveau repose sur le fait que le mouvement social soit aujourd’hui l’enjeu d’une bataille politique interne avec l’extrême droite. Derrière cela, il faut dire aussi qu’il y a des années de défaites sociales. Depuis 1995, tous les deux ans, des centaines de milliers, voire des millions de personnes sont descendues dans la rue. Hormis en 2006 contre le contrat première embauche (CPE), ces mouvements ont perdu à chaque fois. Défaite après défaite, difficile de s’en remettre.

Enfin, l’éclatement du salariat rend la construction de mouvements sociaux à partir de l’entreprise de plus en plus difficile. La majorité des salariés travaillent dans des entreprises de moins de cinquante personnes. Dans une petite boîte, on a tendance à être solidaire de son patron. Or l’énorme majorité des gilets jaunes étaient des salariés, précaires, dans de petites structures. C’était pour eux totalement impossible de se mobiliser dans le cadre de leur entreprise. Ce qui se passe au sein des entreprises devient de plus en plus second dans la construction des mouvements sociaux.

Pierre Khalfa est ancien coprésident de la Fondation Copernic.


(1) Lire le débat entre Chantal Mouffe et Pierre Khalfa dans _Politis n° 1519 (20 septembre 2018).

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