Shirin Ebadi : « La violence du régime iranien est un symptôme de sa faiblesse »
Opposante au régime et Prix Nobel de la paix, Shirin Ebadi met en garde contre la radicalisation de l’appareil politique iranien face aux aspirations de la société civile.
dans l’hebdo N° 1558 Acheter ce numéro
Shirin Ebadi est un nom qui résonne haut et fort dans l’histoire moderne iranienne. Première femme nommée juge en Iran en 1974, sous le régime du shah, elle est propulsée Prix Nobel de la paix en 2003 pour son engagement en faveur des droits humains. Elle est aussi la première Iranienne – et première musulmane – à recevoir cet honneur. C’est bien pour cette raison que le régime islamiste ne l’a pas épargnée.
Empêchée de faire son métier à l’arrivée au pouvoir des mollahs en 1979, Shirin Ebadi se tourne vers le barreau. Avocate, elle défend les victimes d’un système juridique fondé sur des interprétations archaïques de la charia. C’est dans la même jurisprudence islamique qu’elle trouve ses arguments pour contredire les juges. « Si une femme titulaire d’un doctorat est renversée par une voiture et meurt, et qu’un voyou illettré perd un testicule dans une bagarre, la vie de cette femme et le testicule de ce voyou ont une valeur identique. Est-ce là la manière dont la République islamique considère les femmes ? » ose-t-elle écrire dans la presse iranienne.
La lumière portée par l’avocate sur les inégalités soulève l’indignation populaire. Le régime est obligé de modifier quelques lois. Certes à la marge, mais le pouvoir grince des dents. Shirin Ebadi est dans son viseur. Avec la présidence du radical Mahmoud Ahmadinejad, à partir de 2005, les choses s’accélèrent : pressions, harcèlement, arrestations de proches, trahisons… Elle tiendra jusqu’en 2009. Shirin Ebadi est poussée à l’exil. À 71 ans, celle qui vit désormais à Londres croit toujours en son rêve : voir un jour l’Iran devenir une grande démocratie.
Nasrin Sotoudeh, avocate spécialiste des droits de l’homme, vient d’être condamnée à plusieurs années de prison, notamment pour avoir défendu des femmes qui s’étaient dévoilées pour manifester contre l’obligation de porter le foulard. Quelle est la place des femmes dans le combat pour les droits humains en Iran ?
Shirin Ebadi : Depuis la révolution de 1979, les femmes sont les principales victimes de l’injustice, du fait de législations discriminatoires. Elles ont été les premières à se soulever contre le gouvernement émanant de la révolution islamique et elles ont toujours été au premier rang dans la lutte pour leurs droits. Le gouvernement s’est systématiquement montré intraitable envers elles. Il y a d’ailleurs une centaine de féministes dans les prisons d’Iran.
Vous qui connaissez très bien le système judiciaire iranien, que pensez-vous de la nomination, en mars dernier, d’Ebrahim Raïssi, à sa tête ?
Ebrahim Raïssi fait partie des radicaux du régime. Avant d’être nommé à la tête de l’appareil judiciaire, il était juge et s’est distingué par le nombre important de condamnations à mort, souvent illégales, dans les dossiers qu’il a traités.
Parmi eux, il y avait des mineurs, comme ceux exécutés en mai dernier…
Oui, mais précisons que des condamnations à mort de mineurs se produisaient déjà avant la nomination d’Ebrahim Raïssi. Le régime iranien devient de plus en plus violent : c’est un symptôme de sa faiblesse. C’est quand il prend conscience de sa défaillance que sa violence explose.
Ce régime peut-il se démocratiser de l’intérieur ?
Toute modification profonde du régime doit passer par une réforme de la Constitution. Or celle-ci, telle qu’elle est rédigée, rend impossible toute réforme. C’est un cercle vicieux.
Alors on ne peut aller que vers la chute du régime ?
Il y a un an et demi, j’ai proposé au gouvernement iranien d’organiser un référendum national sous contrôle de l’ONU. Je pense que c’est le seul moyen de sauver l’Iran d’un démembrement et d’une guerre civile. Ce référendum serait une forme de traitement de choc, une potion extrêmement amère que le gouvernement devra se décider un jour à avaler s’il veut sauver le pays.
Quelle question poseriez-vous au peuple iranien ?
« Voulez-vous de cette Constitution en l’état ? » Une fois la Constitution rejetée, on désignerait des représentants de différents groupes issus de la population pour former une assemblée constituante et écrire une nouvelle Constitution. Puis celle-ci serait soumise au peuple par le biais d’un nouveau référendum.
Que vous a répondu le régime ?
Je n’ai malheureusement reçu aucune réponse. Je m’y attendais, évidemment. Mais je constate que, depuis, la répression s’est accrue, et nous avançons à grands pas vers un éclatement et une guerre civile.
Sur quoi repose encore la force de ce régime ?
Essentiellement la défense des intérêts de groupes qui le composent.
L’islam, et dans le cas iranien, le chiisme, est-il compatible avec la démocratie ?
Contrairement à la rhétorique du gouvernement, pour un nombre important de grands religieux chiites, les fondements mêmes de la république islamique d’Iran ne sont pas conformes à la foi. Le grand ayatollah Al-Sistani, la plus haute autorité religieuse chiite en Irak, s’est toujours opposé à la constitution d’un régime de clercs sur le modèle iranien. Il est convaincu que la religion ne peut pas être un organe institutionnel et que les gens doivent avoir le droit de choisir leur religion dans le cadre de leur vie privée.
En janvier 2018, de grandes manifestations ont éclaté pour protester contre la vie chère et l’accaparement des richesses par l’élite politique. Il s’agit donc moins de remettre en question l’aspect autoritaire du régime que de dénoncer son échec en matière d’économie…
En apparence, effectivement, ces manifestations se sont construites autour de questions économiques. Mais le peuple prend conscience que ces problèmes sont liés aux décisions politiques du gouvernement. On ne peut dissocier ces deux composantes. La rhétorique des manifestants se concentre beaucoup sur les dépenses excessives du régime pour financer des mouvements extérieurs, comme en Syrie ou au Liban.
À cette occasion, vous avez demandé aux Iraniens de retirer leur argent des banques publiques. Pourquoi ?
Toutes les banques appartiennent soit au régime, soit à des intérêts privés dépendant du régime. Or nous avons constaté que l’argent du peuple, dans ces banques, s’envolait souvent dans la nature, et il y a eu des détournements de fonds monstrueux. Retirer l’argent serait un moyen de pression sur le gouvernement, un mode de résistance pour le peuple – de résistance passive.
Quels sont les moyens de mobilisation populaire aujourd’hui ?
Il est très important que la lutte du peuple iranien continue de manière pacifique. Il ne faut en aucun cas que le peuple se tourne vers la violence : c’est ce que le gouvernement attend avec impatience, et il est beaucoup plus efficace que le peuple dans ce domaine-là. Je pense que les mouvements de manifestations ou de grèves pourraient, par exemple, s’inscrire dans la durée, et pas seulement sur une ou deux journées symboliques, comme c’est le cas aujourd’hui.
L’opposition semble très morcelée. Que pensez-vous du Conseil national de la résistance iranienne, qui se présente comme un « gouvernement alternatif » principalement dirigé par les Moudjahidines du peuple, très actifs en Europe et très soutenus notamment par les États-Unis ?
Il existe de nombreux courants, et l’un d’entre eux est ce Conseil national de la résistance. Mais ce n’est rien de plus que l’un des éléments de cette opposition. Personnellement, je n’appartiens à aucun et je n’en valide aucun. C’est au peuple iranien de choisir. Ces mouvements ne peuvent pas être autre chose que des candidats. Ils ne peuvent pas se constituer en gouvernement tant que le peuple ne les élit pas. Sans ce mandat, ils n’ont aucune légitimité.
La moitié de la population iranienne est issue de minorités : Kurdes, Azéris, Baloutches, Arabes, Turkmènes, etc. Quelle place ont-elles dans la société ?
La Constitution prévoit la liberté pour ces minorités de faire vivre leur langue et de l’enseigner à l’école. Mais cela fait quarante ans que le gouvernement n’a pas respecté ce droit fondamental. C’est la raison principale de la discorde entre ces groupes et le gouvernement central. Par ailleurs, la plupart d’entre eux sont de confession sunnite : ils cumulent les statuts de minorité ethnique et religieuse. Dans Téhéran, capitale de 12 millions d’habitants, il n’existe aucune mosquée sunnite. Les représentants de ce groupe n’ont pas été autorisés à en construire. Il y a eu aussi beaucoup d’arrestations de sunnites accusés de prosélytisme.
Quel est le fondement de cette discrimination : raciste, nationaliste, religieux ?
Il n’y en a aucun réellement. C’est simplement un principe de tyrannie. Ce n’est pas uniquement dirigé contre les sunnites : la confrérie des derviches, une mouvance du chiisme, fait aussi l’objet de mesures discriminatoires en Iran. On en compte 400 dans les prisons iraniennes.
Voulez-vous dire que c’est par pur conformisme à un modèle choisi par le pouvoir ?
Oui. Ce n’est pas qu’une question d’ethnie ou de religion, mais une question de conformité. C’est pour la même raison que trois écrivains iraniens sont en prison et qu’une cinquantaine d’avocats sont poursuivis devant les tribunaux.
La même raison qui a conduit à l’arrestation de chercheurs écologistes : l’écologie, ce n’est pas dans la norme ?
C’est cela. Dès que quelqu’un est arrêté en Iran, il est accusé d’atteinte à la sécurité nationale.
Sur la scène internationale, les États-Unis se sont retirés de l’accord sur le nucléaire et imposent de nouveau des sanctions à l’Iran. Qu’en pensez-vous ?
D’après le rapport du Haut-Commissariat à l’énergie nucléaire, l’Iran a respecté tous ses engagements. Les États-Unis n’avaient pas le droit de se retirer, et leurs sanctions sont illégales au regard du droit international. Je suis radicalement opposée à ces sanctions, car elles portent atteinte au peuple iranien. Paradoxalement, elles permettent aux groupes d’intérêts du régime de gagner des sommes d’argent très importantes en mettant au point des combines pour les contourner. Il faut trouver d’autres voies pour affaiblir le gouvernement sans faire souffrir la population iranienne. Par exemple, couper la diffusion des chaînes et des émissions iraniennes en langues étrangères via les satellites étrangers. Ce qui reviendrait à faire taire le haut-parleur de la propagande iranienne à travers le monde sans porter préjudice au peuple.
En Occident, on présente souvent la situation du Moyen-Orient comme découlant d’une opposition entre sunnites et chiites.
La religion est une excuse : il s’agit avant tout d’intérêts économiques. Il existe un front avec, d’un côté, l’Iran et ses alliés – comme la Russie – et, en face, l’Arabie saoudite et les siens, dont les États-Unis et Israël.
La tension monte entre les États-Unis et l’Iran. Pensez-vous qu’il faille se préparer à une confrontation militaire ?
Je ne le pense pas. Ni les États-Unis, ni l’Iran, ni aucun pays de la région ne veulent de cet affrontement.
Parlons un peu de vous. Vous avez commencé votre carrière sous le régime du shah : est-ce que parfois vous regrettez cette période ?
J’ai soutenu la révolution islamique. Mais, dès la première année après la victoire, j’ai pris conscience que c’était une erreur. Ayant connu les deux périodes, je peux me permettre de dire que nous avons commis une erreur. Nous n’aurions pas dû faire cette révolution.
Vous pensez que l’évolution démocratique aurait été plus facile sous un régime comme le shah ?
Ce que je peux dire, c’est que, tant sur le plan économique que démocratique, nous avons reculé ces quarante dernières années. Si le peuple iranien avait eu à l’époque la capacité de se projeter dans l’avenir, de voir ce qu’est l’Iran aujourd’hui, il ne fait aucun doute qu’il n’aurait pas conduit cette révolution.
Quel serait votre Iran idéal ?
Je rêve d’un Iran démocratique, laïc, indépendant de toutes les superpuissances. Je voudrais voir disparaître les disparités entre les classes sociales et que mon pays soit en paix avec ses voisins.
Vous vivez en exil depuis maintenant dix ans. Pensez-vous qu’un jour vous rentrerez en Iran ?
Je suis en contact permanent avec mes amis en Iran : mes modes d’action n’ont pas changé depuis que je suis en exil. Mais je garde l’espoir, en effet, de rentrer un jour. C’est cet espoir qui me pousse à continuer.