Sports : Les femmes (enfin) par la grande porte ?
Pour la première fois, la France organise la Coupe du monde féminine de football. La vraie nouveauté, c’est l’adjectif « féminine ». Jusqu’à présent, le Mondial était unisexe chez nous. Les Bleues, parmi les favorites, vont y gagner une exposition inédite, et leur sport va s’accorder en genre, du 7 juin au 7 juillet au moins. Après, c’est la lutte contre les feux de paille qui commence. Car si les sportives de haut niveau sont devenues plus visibles, le chemin à parcourir est considérable pour faciliter l’accès de tous les sports aux filles, effacer les discriminations, promouvoir l’égalité aux postes de pouvoir et dans les salaires.
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La péripétie fait tache. Une semaine avant le démarrage du Mondial de foot, les joueuses de l’équipe de France ont été priées de déménager du « château », le prestigieux centre d’entraînement de Clairefontaine. Pour laisser la place à leurs homologues masculins, à la veille d’un match amical contre la très modeste équipe de Bolivie. Alors que l’équipe féminine fait partie des favorites du tournoi, l’épisode envoie le « terrible » message « que le foot des femmes, c’est un sous-foot », la démonstration d’une « intériorisation de l’infériorité des footballeuses », fustige la sociologue Marie-Cécile Naves (1).
Certes, le ballet des deux équipes était prévu, et pour la sélectionneuse des féminines, « très sincèrement, il n’y a aucun problème ». Mais si Corinne Diacre joue son rôle protecteur en coupant court à la polémique, que dire de sa justification ? « Le “château” est prioritaire pour les Bleus, ça a toujours été comme cela et ça l’est encore plus depuis juillet l’année dernière. »
En 2009, quatre joueuses cadres avaient tombé le maillot pour poser nues sur une affiche engagée : « Faut-il en arriver là pour que vous veniez nous voir jouer ? » Leur équipe venait de se qualifier pour l’Euro, une performance totalement marginalisée par des médias sportifs phagocytés par le masculin. À l’époque, on les appelait encore les Bleuettes : le féminin de Bleuets, nom de l’équipe masculine de football « espoir », composée de joueurs de moins de 21 ans. « En France, le monde du sport est l’un des plus attardés concernant l’égalité des genres », constate Marie-Cécile Naves.
Dix ans après un coup de pub ambigu qui avait provoqué l’afflux des journalistes, c’est néanmoins pour leur jeu que l’on viendra admirer les Bleues et leurs homologues de 23 autres équipes, dans les stades de Grenoble, du Havre, de Lyon, de Montpellier, de Nice, de Paris, de Reims, de Rennes et de Valenciennes, qui accueillent la Coupe du monde du 7 juin au 7 juillet. Les billets se sont vendus comme des petits pains, écoulés même en une heure pour les demi-finales et la finale. L’équipe de France pourrait bien en être, au rang des favorites avec les États-Unis (trois fois titrés), l’Allemagne ou le Japon.
Alors que 48 % des personnes pratiquant du sport sont des femmes, la couverture médiatique des compétitions féminines ne se développe pourtant que lentement. De 7 % des retransmissions télévisées en 2012, sa part n’atteint encore que 15 % aujourd’hui, et moins de 10 % dans la rubrique « sport » de la plupart des quotidiens (y compris L’Équipe). En 2015, les grands médias n’avaient pas vu monter l’intérêt du public pour le Mondial féminin, tenu au Canada, laissant le champ libre aux chaînes de la TNT, qui avaient vu exploser leurs audiences. Mais, en 2019, ils ont sonné le branle-bas, tout comme les sponsors. Pour l’occasion, Vincent Rodriguez, directeur des sports de Radio France (2), annonce un dispositif de couverture à la hauteur d’un événement masculin de dimension planétaire. « Tous les facteurs sont réunis pour faire de cette coupe un vrai tournant pour le foot féminin en France. »
Marie-Cécile Naves en convient : les choses sont en train de changer. Des magazines sportifs dédiés au sport féminin sont nés. La sociologue y voit un moteur principal : le marketing du sport masculin, en butte à une saturation, recherche d’autres niches et de nouvelles histoires à raconter. La figure de la joueuse de tennis Serena Williams, militante féministe, jeune maman et encore au sommet de son sport à 37 ans, en est un exemple emblématique. « Le sport féminin est un immense réservoir pour le marketing. Et pour le foot en particulier, l’ascension des Bleues s’est manifestée à un moment où les hommes étaient plombés par leur désastreuse campagne de 2010 en Afrique du Sud. »
Pourtant, si la plupart des observateurs s’attendent à ce que ce Mondial valorise intensément ses actrices féminines, plusieurs écueils guettent : l’arbre foot, qui accapare le maximum de visibilité dans le sport, risque de masquer la forêt des autres disciplines. « Et puis quid des discours marketing sur “femmes et sport” une fois passé le 7 juillet ? » coupe Julian Jappert, directeur général du think tank Sport et citoyenneté. Et même si la France gagne, « quand les potentiels effets positifs seront-ils visibles, et sur quels critères de valorisation ? », doute Sabrina Delannoy, ancienne footballeuse, directrice adjointe du projet Paris Saint-Germain Children First.
C’est qu’en dépit des rattrapages en cours, le sport reste un terrain d’immenses disparités liées au genre, qu’il s’agisse de pratique, de rémunérations (lire ici) ou de pouvoir. Chez les moins de 20 ans, on compte moins de 5 % de femmes parmi les personnes licenciées dans le rugby et le foot. Passé 25 ans, les femmes sont nettement moins nombreuses que les hommes à pratiquer une activité physique ou sportive (jusqu’à 15 points de moins en pourcentage). Le mouvement sportif est dirigé à plus de 90 % par des hommes : sur 35 fédérations sportives olympiques, une seule est présidée par une femme.
D’intéressantes initiatives ont été récemment annoncées, comme le programme de développement de la pratique féminine, lancé en 2018 par la Fédération internationale de football association (Fifa), ou l’engagement du comité d’organisation des Jeux olympiques Paris 2024 d’y accueillir autant d’athlètes femmes que d’hommes, « et de laisser un héritage durable sur ce chapitre », souligne Iris Bazin, qui y est chargée du chantier « Opportunités pour tous ». La main sur le cœur, Vincent Rodriguez affirme sa volonté de voir pérenniser, au-delà du Mondial, la présence sur les chaînes de Radio France des consultantes qui vont occuper l’antenne pendant un mois – et même pour commenter à l’avenir des événements masculins (lire ici).
Au-delà de l’intérêt bien compris des sponsors et des médias, un autre phénomène favorise une meilleure légitimité du sport féminin, souligne Marie-Cécile Naves : « Les nouvelles générations montrent beaucoup moins de tolérance envers les discriminations et le sexisme. » Les réseaux sociaux s’en sont donné à cœur joie avec l’affaire de Clairefontaine, comme fin décembre 2018 après la remise du tout premier Ballon d’or féminin (3) à la Norvégienne Ada Hegerberg, quand le DJ Martin Solveig avait salué l’événement en lui suggérant un « twerk » (danse à connotation sexuelle).
Mais le travail de fond devra surtout s’opérer loin des stades et des paillettes. « Car les enjeux dépassent la reconnaissance du haut niveau », souligne Marie-Cécile Naves. Hors emploi du temps scolaire, où une certaine égalité règne, la discrimination s’est insinuée partout, et d’abord dans l’accès au sport. Les cours de récréation sont squattées par les jeux de balle des garçons, tout comme les terrains urbains « de proximité », relève Jean-François Martins, adjoint à la maire de Paris chargé des sports, où l’on vise « une occupation féminine pour la moitié des créneaux d’ici à 2024 ».
L’accès est aussi une question de préjugés et de stéréotypes, intériorisés par les hommes mais aussi par les femmes, « toutes ces mères qui redoutent que leur fille ne devienne un garçon manqué si elle s’inscrit au foot ou au rugby », signale Zohra Ayachi, ex-footballeuse de haut niveau, qui parle d’expérience. C’est aussi une question de « panoplie », explique celle qui est aujourd’hui cheffe de produit football féminin chez Décathlon. « Fini les déclinaisons féminines de vêtements masculins ou l’attribution du rose pour les filles, nous développons aujourd’hui des gammes nouvelles, accessibles et sans stéréotypes de genre. » Le sport est dominé par des codes, des pratiques et des normes corporelles inventés par les hommes, appuie Gaëlle Sempé-Huard, sociologue à l’université Rennes-II. Le chemin de la notoriété est plus aisé pour les sportives à la plastique avenante. Les « meilleures » surfeuses ont tendance à être celles qui portent bien le bikini. La stigmatisation va au-delà, et les Dégommeuses ont constitué une équipe de foot majoritairement composée de lesbiennes et de personnes trans, « pour lutter contre les discriminations dans le sport et par le sport ».
Et puis la performance sportive ne se juge-t-elle pas trop systématiquement par l’entremise d’un chronomètre, d’un décamètre ou d’une balance, jauges absolues qui donnent l’avantage aux hommes ? Quelle femme pour défier Usain Bolt sur 100 mètres ou Kylian Mbappé sur une accélération, les détenteurs du record du monde du lancer du disque ou de l’épaulé-jeté en haltérophilie ? En découle l’idée qu’il existerait un « naturalisme physiologique » a priori défavorable aux performances féminines : sur les tablettes, les écarts « absolus » entre sportives et sportifs, s’ils se sont réduits, sont stabilisés (à moins de 10 %) depuis trente ans dans plusieurs disciplines. La bataille juridique sur le cas des femmes hyperandrogènes (4) est révélatrice. Ainsi, en raison d’une production de testostérone très élevée qui la rend suspecte de fausser les compétitions féminines (et de brouiller la hiérarchie homme-femme ?), la Sud-Africaine Caster Semenya, dominatrice mondiale du 800 mètres, s’est vu imposer une sorte d’antidopage : la prise de médicaments pour faire baisser son taux, pendant six mois au moins, si elle voulait pouvoir continuer à s’aligner. Lundi dernier, un tribunal suisse a suspendu temporairement cette nouvelle règle de la Fédération internationale d’athlétisme, le temps d’étudier l’appel interjeté par la sportive.
Pourtant, les différences s’estompent dans les disciplines telles que l’endurance, où le mental est un facteur clé. Quant aux critères d’appréciation de la « qualité » ou de l’intérêt d’un spectacle offert dans un stade, ne découlent-ils pas d’une construction culturelle ? demande Candice Prévost, qui relève qu’un match de foot féminin offre en moyenne 13 minutes de jeu effectif de plus que dans les compétitions masculines. « Le jeu est plus fluide, la partie moins hachée », commente l’ancienne joueuse internationale et coporteuse du projet « Little Miss Soccer », un tour du monde promotionnel « des femmes qui font le foot ». Certains des hommes qui s’étaient découverts fans du Mondial féminin de 2015 se réjouissaient ouvertement d’échapper aux simulacres de blessure, aux contestations de l’arbitrage, au spectacle de l’obscénité des salaires, de l’affairisme et de l’hystérie médiatique qui encombrent la pratique professionnelle masculine.
Gaëlle Sempé-Huard met cependant en garde contre la tentation d’essentialiser une quête de « rattrapage ». « Car il n’y a pas “la femme” face à “l’homme”, mais des femmes confrontées à des phénomènes d’exclusion construits par différents rapports sociaux – classe, ethnie, âge, etc. » Le sport est certes un levier d’émancipation des filles et des femmes, défend Marie-Cécile Naves, « mais cette bataille ne devrait pas être réduite à la promotion des individus. C’est aussi un combat collectif pour faire évoluer la société ».
(1) France Info, 30 mai.
(2) S’exprimant, comme plusieurs des personnes citées dans l’article, lors du colloque « L’émancipation des filles par le sport », organisé par le think tank Sport et citoyenneté.
(3) Il existe depuis 1956 pour les hommes.
(4) Dont le corps fabrique plus d’hormones mâles que la moyenne, en raison d’une anomalie génétique.