Avignon in : De beaux tumultes

Une manifestation au lyrisme volontiers politique, qui sait conjuguer l’esthétisme et les angoisses de la société moderne.

Gilles Costaz  • 16 juillet 2019 abonné·es
Avignon in : De beaux tumultes
© photo : La Maison de thé, de Meng Jinghui, un spectacle du plus mauvais goût et d’une force incroyable. crédit : Boris HORVAT/AFP

Définissant le 73e Festival d’Avignon, ­Olivier Py a proclamé son ambition de « désarmer les solitudes ». Joli slogan qui permet de programmer les œuvres les plus diverses, depuis le théâtre de générosité sociale jusqu’à la comédie réconfortante. Il n’en est pas moins vrai que les malheurs, les soubresauts, les révoltes et les victoires du monde actuel dominent la manifestation.

En dehors de Nous, l’Europe, banquet des peuples, de Laurent Gaudé et Roland Auzet, le principal spectacle ayant amplifié l’attention donnée aux damnés de la terre est O Agora que demora, le présent qui déborde, de Christiane Jatahy. Cette jeune metteuse en scène d’origine brésilienne est l’auteure de spectacles remuants et discutés qui cherchent à changer le rapport avec le spectateur et, ­souvent, à donner d’une histoire une vision double ou ­stéréoscopique. Cette fois, ce n’est presque plus du théâtre, quasi uniquement de l’image cinématographique.

O Agora que demora part de L’Odyssée. Le texte d’Homère est l’un des fils conducteurs du festival, et il a bon dos. On lui attribue une modernité inépuisable. Les migrants, c’est chez Homère. L’écologie, c’est chez Homère. Jatahy va jusqu’à trouver que le village amazonien où elle s’est rendue pour tourner une partie de son film est l’exact équivalent moderne d’Ithaque, l’île d’Ulysse. Cette pensée est approximative, mais, si elle suscite de belles inventions artistiques, tant mieux. C’est le cas ici, où les interviews filmées au Brésil, mais aussi et surtout en Syrie, en Israël, au Liban, en Irak, sont des documents saisissants. Et le théâtre, qui peut sembler absent tant l’écran qui occupe la scène est immense, revient par d’autres moyens. Des acteurs sont mêlés au public, se mettent à parler par moments et invitent les spectateurs à danser quand, sur l’écran, les habitants des bidonvilles et des villes cassées par les bombes sont représentés portés par leurs musiques. Étonnant spectacle d’un public avignonnais qui danse un moment dans les travées et les escaliers de la salle. À la fin, Christiane Jatahy demande aux spectateurs de faire le bruit de la pluie en tapotant sur leur bras. Cette magicienne lyrique a plus d’un tour politique et artistique dans son sac.

Un spectacle fort différent, mais tendant aussi à traiter de la société d’aujourd’hui, est arrivé de Chine : La Maison de thé, mis en scène par Meng Jinghui, d’après le livre de Lao She (un écrivain victime du régime communiste, « suicidé par noyade » en 1966). C’est un spectacle comme on n’en a jamais vu, du plus mauvais goût et d’une force incroyable ! Dans une énorme structure métallique où une roue de fête foraine tourne au-dessus de plateformes diverses, une vingtaine d’acteurs crient leur texte à pleins poumons. On est dans un cabaret, une « maison de thé » où les puissants et les pauvres se côtoient dans la fureur et la cupidité. Ce sont, bien sûr, les chefs et les fortunés qui sont les plus forts tout au long de l’histoire de cette maison de rendez-vous, déroulée sur tout le XXe siècle.

Drogue, sexe, turpitudes, reniements, humiliations, famines sont au programme, débouchant finalement sur un remords quasi dostoïevskien. Les épisodes sont construits comme des séquences de bande dessinée sans nuances, avec des propos parfois nauséabonds (il n’empêche que le sous-titrage est remarquable). L’électro-rock et les chansons à l’américaine surgissent comme pour provoquer un monde oriental fermé sur ses traditions et sa méfiance de ­l’Occident. Le ­spectateur est d’abord comme massacré par tant de laideur et, accoutumé à partir de la deuxième heure (la soirée fait trois tours de cadran), finit par être fasciné par cette débauche d’énergie, d’effets, de bruits, de jeux périlleux. Et par aimer cet appel à la liberté contenu dans cet invraisemblable pudding chinois.

Les textes du répertoire européen sont peu à l’affiche cette année. On remarque principalement Pelléas et Mélisande, de Maurice Maeterlinck, dans la mise en scène de Julie Duclos. Cette histoire d’une très jeune femme mariée tombant sous le charme d’un très jeune homme (qui n’a rien d’un vaudeville puisqu’on est face à une écriture symboliste) a trouvé là une artiste délicate pour lui donner forme. Pourtant, dans la grande salle de la Fabrica, Julie Duclos utilise différentes sources sonores, la sonorisation des voix, la vidéo sur grand écran, et, en incrustation, un décor à deux niveaux dont les éléments sont mobiles et un éclairage très sophistiqué. Avec ce type de technique, le style est habituellement fracassant. Pourtant, en compagnie d’acteurs au jeu feutré, on reste dans la douceur et l’émotion suspendue.

Le genre de la comédie aime, lui, une machinerie plus classique. L’Amour vainqueur, d’Olivier Py, est une parodie de mélodrame chanté, un mini-opéra comique avec une jeune fille emprisonnée, un roi naïf et un méchant ministre. Py, dont les textes sont souvent trop débordants, atteint ici à la meilleure concision. La fable est fort drôle, et les acteurs-chanteurs épatants dans une scénographie pleine de mirages bouffons.

Blanche-Neige vue par Michel Raskine met tout à l’envers : la morale, les sexes, et scande les épisodes à coups de rideaux tombant comme des guillotines. C’est absolument hilarant.

Enfin, on revient à l’artisanat, aux tréteaux, avec Amitié, pour lequel Irène Bonnaud a entremêlé des textes de Pasolini et des scènes d’Eduardo De Filippo : avec les comédiens Martine Schambacher, François Chattot et Jacques Mazeran, on est dans la plus haute grandeur simple du langage théâtral.

Ce festival, qui s’achève avec la venue du Russe Kirill Serebrennikov (Outside) et la création de Macha Makeïeff, Lewis versus Alice, aura su conjuguer la recherche esthétique et les chants furieux d’une planète angoissée.

Festival d’Avignon, jusqu’au 23 juillet, 04 90 14 14 14. (Jusqu’au 28 juillet pour le festival off.)

Théâtre
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