Eddy Pérez : « Le Ceta va à l’encontre de l’accord de Paris »

Analyste des politiques internationales pour le Réseau action climat au Canada, Eddy Pérez revient sur le bilan du Ceta, que l’Assemblée nationale française devait ratifier ce 17 juillet.

Antoine Cariou  • 17 juillet 2019 abonnés
Eddy Pérez : « Le Ceta va à l’encontre de l’accord de Paris »
© crédit photo : Christoph de Barry/AFP

Menace écologique et agricole, ou bien accord commercial gagnant pour la France ? Deux ans après son entrée en vigueur provisoire, le traité de libre-échange entre l’Union européenne et le Canada (Ceta) est combattu par les écologistes et les agriculteurs au nom des conséquences sanitaires et environnementales qu’entraîne la suppression des droits de douane pour 98 % des produits échangés entre les deux zones. Des insoumis à LR, le texte présenté devant l’Assemblée nationale unit contre lui les oppositions. Samedi 13 juillet, un collectif d’économistes français appelait les parlementaires à suspendre l’examen du projet de ratification prévu le 17 juillet. Après avoir travaillé avec le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), l’analyste canadien des politiques internationales Eddy Pérez tire le bilan de deux ans d’un libre-échange approfondi entre l’UE et le Canada.

Quel bilan tirez-vous de ces deux premières années d’application du CETA entre la France et le Canada ?

Eddy Pérez : Je ne sais pas si on peut parler d’un bilan. La première chose qu’il faut se dire, c’est que la ratification du Ceta n’est que temporaire jusqu’à maintenant. Autrement dit, puisque la France et d’autres ne l’ont pas encore réellement ratifié, l’accord n’est appliqué que de façon partielle. Il faut prendre cela en considération. De nombreuses questions demeurent concernant les conséquences que l’accord pourrait avoir, notamment pour ce qui est de la capacité des États à protéger le public et à orienter leurs politiques publiques. Au Canada, la ratification du texte s’est faite de façon très rapide. Cela soulève des inquiétudes. Certains députés canadiens encouragent maintenant la France, et notamment les parlementaires, à faire pression pour faire remonter les limites du traité. Ils questionnent donc l’accord en tant que tel. Bien que les ministres canadiens et la Commission européenne disent que l’accord sera l’un des plus progressistes de l’histoire, une grande partie de la population doute de l’intérêt public du traité, plus particulièrement au niveau de la protection de l’environnement et des travailleurs.

Quels sont les points du traité qui inquiètent les parlementaires et la société civile ?

D’un côté, les garanties de protections environnementales qui se trouvent dans l’accord sont insuffisantes. Elles ne contraignent pas réellement les investisseurs et les États. De l’autre, il y a tout le débat concernant la « cour des investisseurs » que prône l’accord de libre-échange. Les experts en droit du libre-échange et en droit des travailleurs s’accordent tous pour critiquer cette instance, qui instaurera un système de règlement des litiges entre firmes et États. Au-delà de ça, les craintes des répercussions d’un tel accord sur l’environnement à long terme demeurent.

Justement, la création d’un tribunal d’experts chargé de trancher les litiges entre les multinationales et les États constitue-t-elle une menace pour la démocratie ?

L’instauration de cette cour représente non seulement un danger lorsque l’on parle de la capacité des États à protéger le bien public, mais elle dévoile également une incohérence. Lors de la renégociation de l’Alena (1), les États-Unis, le Canada et le Mexique se sont entendus pour retirer ce mécanisme, mais le Canada continue de le défendre dans le cadre de l’accord entre le Canada et l’Europe. Ce double discours du Canada sur ce mécanisme génère évidemment des doutes.

Le Ceta ouvre les marchés publics aux entreprises étrangères. Cela menace-t-il l’approvisionnement local et les circuits courts ?

C’est évidemment une grande crainte ici à l’échelle locale. L’accord n’a pas encore dépassé le stade de la ratification partielle et l’impact de cette ouverture reste difficile à évaluer. On remarque cependant que la protection des investisseurs est forte, alors que les protections environnementales demeurent, elles, optionnelles ou facultatives…

Le parti conservateur canadien mené par Andrew Scheer, qui avait pris position contre l’Accord de Paris, pourrait remporter les prochaines élections fédérales en octobre. Que se passerait-il s’il baissait l’ambition climatique du Canada ?

L’éventualité que le prochain gouvernement diminue son ambition climatique à l’échelle domestique et à l’échelle internationale est évidemment un danger. Le plan climatique proposé par le parti conservateur n’est pas à la hauteur du défi climatique actuel. C’est le cas aussi pour d’autres plans climatiques au Canada. Le parti libéral, qui est au pouvoir, a lui un plan climatique qui n’est pas le plus ambitieux mais qui, au moins, se veut cohérent. Ce que l’on souhaite voir, c’est que les traités de libre-commerce soient compatibles avec l’accord de Paris et qu’ils puissent nous sortir de la dépendance aux investissements carbo-intensifs. Il faudrait repenser la manière dont on négocie les accords de libre-échange pour qu’ils soient assujettis aux obligations environnementales liées à l’accord de Paris.

Que fera-t-on alors du Ceta, si le Canada décidait de ne pas tenir ses engagements climatiques ou de suivre Donald Trump en tournant le dos à son tour à l’accord de Paris ?

On ne peut pas réellement le dire et c’est justement l’un des problèmes du Ceta. Actuellement, la suspension de l’accord n’est pas prévue, y compris si l’une des parties décide de ne pas tenir ses obligations. Alors évidemment, c’est un risque.

Le « veto climatique » adossé au texte est-il une garantie suffisante pour préserver l’environnement ?

Non, ce n’est pas une condition suffisante. Dans l’accord actuel qui assujettit le Canada et l’UE, il n’y a pas de mesures qui les contraindraient à respecter les conditions de l’accord de Paris. Pourtant, celui-ci contraint les États à des obligations. Si l’on voulait réellement respecter le cadre de l’accord de Paris, il faudrait prévoir une clause qui permettrait une suspension du Ceta si Scheer décidait de quitter l’accord. Actuellement, cela n’est pas prévu par le texte. Après, le veto climatique, ça n’est pas juste réaffirmer que l’on souhaite respecter les obligations de l’accord de Paris. C’est aussi réduire ses émissions de gaz à effet de serre. Pour le moment, rien dans l’accord ne permet de dire s’il va contribuer à ce que le Canada réduise ses émissions. Au contraire, si le Ceta continue à encourager l’expansion des énergies fossiles, il va à l’encontre de l’accord de Paris.

Avec le Ceta, toutes les barrières à l’importation de pétrole issu de sables bitumineux de l’Alberta, extrêmement néfaste à l’environnement, ont disparu. Dans le même temps, les exportations de pétrole et de combustibles minéraux vers l’UE ont augmenté de 45,8 % entre octobre 2017 et juillet 2018. Quelles sont les conséquences de ces échanges sur l’environnement ?

Le Ceta, qui permet d’harmoniser les barrières douanières sans décarboniser n’est pas un accord que l’on pourrait qualifier de progressiste. Il ne permet pas aux États d’entamer une réelle transition écologique. Si le Ceta continue de favoriser l’exportation et la production de l’énergie fossile entre le Canada et l’UE, cela va à l’encontre même des limites que l’on prévoyait pour cet accord, qui aurait dû allier la protection de l’environnement au libre-échange, mais aussi s’assurer que l’on change le paradigme des accords de libre-échange en vigueur jusqu’alors.

Eddy Pérez Analyste politique


(1) Accord de libre-échange nord-américain (Nafta en anglais), entré en vigueur en 1994 entre les 3 pays d’Amérique du Nord, et renégocié en 2018.

Économie
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