En finir avec les pénuries de médicaments
Les ruptures d’approvisionnement sur des traitements essentiels explosent. Nombre de substances sont fabriquées à l’étranger et les obligations des laboratoires ne sont pas assorties de sanctions.
dans l’hebdo N° 1562 Acheter ce numéro
M ettons fin aux pénuries de corticoïdes », demandait dans Le Monde (25 mai) une tribune de patients et de professionnels de santé « très préoccupés » par cette situation, alors que ces produits « font partie des médicaments d’intérêt thérapeutique majeur ». Ils jugeaient ces pénuries « graves » « pour la bonne prise en charge des patients ».
Entre 1 % et 4 % de la population est sous corticoïdes au long cours. Des centaines de milliers de patients en prennent en cure courte. De l’automne 2018 à mars 2019, on manquait de Sinimet, qui soigne les symptômes de la maladie de Parkinson. « Un médicament utilisé par 45 000 patients en France », avertissait France Parkinson. De 2014 à 2018, les vaccins disponibles, qui contiennent tous des adjuvants, associaient au DTP (1) des vaccins non obligatoires contre coqueluche, Haemophilus influenzae de type B et hépatite B. Pour réaliser les vaccins obligatoires, les parents de nouveau-nés étaient contraints d’accepter des formules contenant également des vaccins non obligatoires, ou de trouver des associations de vaccins en décalage avec le calendrier de vaccination (2).
Les pénuries touchent aussi les anticancéreux, les anti-infectieux et les anesthésiants… Et elles sont récurrentes en France, pourtant gros pays de laboratoires pharmaceutiques. Pas moins de 530 médicaments connaissaient des pénuries en 2017, d’après un rapport du Sénat (octobre 2018). Entre 2008 et 2018, près de vingt fois plus de pénuries ont été signalées, a rappelé la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, en présentant, le 8 juillet, une « feuille de route 2019-2022 ». Si la ministre compte fluidifier les circuits de fabrication, de production et de mise sur le marché des médicaments et des vaccins, cette feuille de route ne s’attaque pas au problème de dépendance de la population et des autorités sanitaires vis-à-vis des laboratoires et des professionnels associés, qui suivent les règles du marché.
Quels médicaments sont concernés ?
Les médicaments d’intérêt thérapeutique majeur (MITM) sont ceux pour lesquels une interruption de traitement « est susceptible de mettre en jeu le pronostic vital ». Ils sont définis par le décret du 20 juillet 2016 « relatif à la lutte contre les ruptures d’approvisionnement ». Ce texte encadre un système d’alerte qui doit être lancé par les pharmacies dans le cadre d’un « plan de gestion de pénurie ». Agnès Buzyn l’a admis le 8 juillet : « La mise en place de cet arsenal juridique renforcé n’a pas suffisamment permis de pallier les ruptures de stocks. » Avec sa feuille de route, la ministre de la Santé ambitionne d’« agir sur l’ensemble du circuit du médicament pour prévenir plus efficacement les pénuries ». Mais nombre d’observateurs estiment qu’il s’agit là de « gérer » les pénuries, non de les « endiguer ». Un comité de pilotage des pénuries devrait être lancé en septembre. Reste à savoir à quel point il interviendra dans les affaires des grands groupes pharmaceutiques.
Quels types de pénuries ?
Il existe des pénuries absolues et des pénuries relatives. Les premières surviennent quand ferment les laboratoires qui fabriquent le principe actif du médicament dans les pays tiers, notamment quand le profit n’est plus suffisant. Les pénuries relatives arrivent quand les laboratoires qui façonnent le médicament en France à partir d’un principe actif importé suspendent la fabrication pour des raisons commerciales : les génériques leur rapportent peu. Mathématiquement, les stocks baissent et, comme la chaîne fonctionne à flux tendus, le produit se retrouve soit en tension, soit en rupture. Les médecins se tournent alors vers un médicament qui possède le même principe actif, mais pas forcément la même formule avec le même dosage.
Quelles conséquences ?
Les conséquences de pénuries absolues peuvent être désastreuses pour des patients atteints de maladies graves. Les pénuries relatives obligent à passer par des traitements alternatifs qui laissent craindre des effets indésirables, des erreurs de dosage, des déséquilibres dans les traitements. « Des patients m’ont dit qu’ils avaient fait six ou sept pharmacies avant de trouver leur traitement ou une alternative, témoigne le professeur Francis Berenbaum, rhumatologue à l’hôpital Saint-Antoine à Paris, qui vient de subir la pénurie de corticoïdes. Ils se retrouvaient avec des dosages différents, ce qui a obligé certains à prendre trente comprimés par jour pour atteindre la dose prescrite ! »
La cortisone par voie injectable est administrée en consultation. Ces dernières semaines, les praticiens se sont vu recommander par l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) d’en injecter avec « parcimonie ». « La France a la particularité de pratiquer beaucoup d’infiltrations, ce qui permet notamment d’éviter la voie générale [par absorption]. C’est pourquoi nous prescrivons moins d’opioïdes qu’aux États-Unis, souligne Francis Berenbaum_. Mais les produits deviennent tellement rares que nous avons un vrai souci pour soulager les patients. »_ Conséquences des pénuries, d’après un sondage BVA pour France assos santé en janvier : augmentation des symptômes dans 14 % des cas, renoncement au traitement et même une hospitalisation dans 4 % des cas. La feuille de route ministérielle devrait au moins permettre d’améliorer l’information et de proposer un accompagnement aux patients.
Quelles sont les causes des ruptures d’approvisionnement ?
Elles sont essentiellement financières. Près de 40 % des médicaments finis commercialisés proviennent de pays tiers et 80 % des fabricants de substances actives sont situés en dehors de l’Union européenne. En Inde, en Chine, en Afrique, la main-d’œuvre coûte moins cher, les contrôles sanitaires et les normes environnementales sont moindres ou inexistants. La pénurie de l’anti-parkinsonien Sinimet a été entraînée par la fermeture de l’usine américaine qui le produisait. Pour les corticoïdes par voie orale, c’est l’une des deux usines qui les fabriquent en France qui a fermé.
« Les lots fabriqués par les usines sont saisis par des répartiteurs appelés “short liners”, qui doivent les distribuer sur le territoire en fonction de quotas minimums, mais sont aussi autorisés à les vendre au prix qu’ils souhaitent à l’étranger, explique aussi Francis Berenbaum. Ils ont donc tout intérêt à garder des stocks pour l’étranger. » Ces short liners sont-ils contrôlés ? « Le terme de “short liners” désigne les établissements pharmaceutiques autorisés en qualité de grossistes répartiteurs qui ne respectent pas les obligations de service public auxquels ils sont soumis, révèle la feuille de route du 8 juillet. Dès lors, ils ne distribuent pas les médicaments aux officines dans les conditions fixées par la réglementation, ce qui accentue la fragmentation des stocks de médicaments et crée des pénuries. » Des missions d’inspection par les agences régionales de santé ont été lancées en mars.
Quelles solutions avancées ?
« Les médicaments ne sont pas des produits de consommation comme les autres, leur production et leur distribution ne sauraient répondre à la seule logique de rentabilité financière », a rappelé Gérard Raymond, président de France assos santé. Cette organisation de patients et d’usagers réclame la transparence sur les causes et les plans de gestion de pénuries. Elle demande aussi que l’obligation d’approvisionnement imposée aux industriels soit assortie de sanctions à la hauteur du préjudice.
Pendant longtemps, le prix du médicament a été calculé en fonction de l’investissement que l’industrie avait consenti à la recherche et au développement. À la fin du siècle dernier, les laboratoires se sont concentrés en une quinzaine de groupes, les « big pharmas ». Les prix se sont envolés, mais la recherche et le développement ont diminué. L’industrie justifie désormais ses prix en fonction du service médical rendu. Mais faire payer plus cher un médicament utile pose des problèmes éthiques et politiques. Les grandes maladies infectieuses du type polio auraient-elles été éradiquées avec des prix exorbitants ? Quand ils sont remboursés par la Sécurité sociale, les prix sont tirés vers le bas pour ne pas creuser le déficit. Mais cela n’encourage pas les industriels à produire en masse. Une des solutions pourrait être de réaliser des commandes européennes. Autres solutions : faire des stocks de MITM ou rapatrier la fabrication des substances actives. Enfin, certains réfléchissent à la création d’une pharmacie nationale, avec encadrement des prix.
(1) Diphtérie, tétanos, poliomyélite.
(2) L’obligation vaccinale a depuis été étendue pour les enfants nés après le 1er janvier 2018.