« Haut perchés » : Musique de chambre

Dans _Haut perchés_, Olivier Ducastel et Jacques Martineau réunissent cinq personnages souffrant de leur amour pour un même homme. Un film dans un appartement à grand spectacle.

Christophe Kantcheff  • 24 juillet 2019 abonné·es
« Haut perchés » : Musique de chambre
© photo : Trois cœurs brisésnen quête de réponsesnsur leur bourreau. crédit : Épicentre films

Réunis avec Veronika, Nathan et Lawrence, Marius et Louis ne se connaissent pas – pas plus que les autres –, ne se draguent pas, et pourtant le premier esquisse un baiser vers le second. En tout début de film, ce geste presque imperceptible pose un lien, une parenté. Geoffrey Couët et François Nambot, qui endossent les rôles de Marius et Louis dans Haut perchés, étaient aussi les interprètes des deux héros, ceux-là très amoureux, du film précédent d’Olivier Ducastel et Jacques Martineau, Théo et Hugo dans le même bateau (2016).

Les cinéastes n’ont pas eu recours à des personnages récurrents – ce qui signifierait des contraintes scénaristiques plus lourdes. Mais ils vont au-delà du fait de reprendre les mêmes comédiens. Avec ce baiser esquissé, ils inscrivent dans la fiction un signe discret de continuation. Comme un désir de reconnaissance du fait qu’un film constitue plus qu’un objet en soi : une trace dans un parcours artistique.

Cette façon d’envisager une œuvre est de moins en moins courante. Parce que, côté réalisateurs, faire aboutir un projet est un tel chemin de croix que chaque film devient exceptionnel. Et, côté spectateurs, les films sont vus de manière segmentée, rarement remis en perspective, sinon au gré de (rares) rétrospectives. C’est pourtant la meilleure façon de percevoir une cohérence, des évolutions, d’éventuelles redites ou de grandes audaces.

On ne se livrera pas ici à l’éloge de la pauvreté dans le financement de la création. En revanche, on peut constater que certains trouvent plus de ressources d’adaptation de leur esthétique à des budgets modestes. Si Olivier Ducastel et Jacques Martineau nous ont éblouis à leurs débuts, notamment avec Jeanne et le garçon formidable (1998), ils se montrent sacrément inventifs depuis Théo et Hugo…, alors que les moyens manquent. Avec, toujours, l’expression d’une soif d’émancipation et l’affirmation si possible joyeuse, malgré les obstacles, d’identités minoritaires, en particulier l’homosexualité. Et, s’accordant à cela, une originalité formelle particulièrement intense dans ce nouveau film.

Mais posons la situation. Cinq personnages, donc, Veronika (Manika Auxire), Nathan (Simon Frenay), Lawrence (Lawrence Valin), Marius et Louis se retrouvent dans l’appartement de ce dernier autour d’un dénominateur commun : ils ont tous vécu un amour avec le même homme, et de cet amour, tous ont souffert. Le bourreau des cœurs n’est pas visible. Il semble qu’il soit reclus dans une pièce attenante où chacun entre l’un après l’autre et en ressort sans que l’on sache ce qui s’y passe. Mais cette soirée est aussi organisée pour que les cinq racontent à tour de rôle ce qu’ils ont subi au contact de cet être qu’ils disent pervers, la nuit passée ensemble ayant valeur de catharsis.

Un huis clos, donc, à l’exact inverse de Théo et Hugo…, qui se déroulait surtout dans les rues de Paris, le temps d’une nuit également. Chez Ducastel et Martineau, la libération a lieu en nocturne. On se libère de la difficulté d’aimer, de ce qui pèse en soi. La parole est bien sûr essentielle, qui crépite dans l’appartement, tournoie autour de la table où les personnages se sont installés pour dîner. Chacun son caractère, sa façon d’avoir vécu les choses et de les dire. On pense à Jean-Luc Lagarce. Parce que les réalisateurs ont adapté à l’écran Juste la fin du monde. Mais ici pas de règlement de comptes entre convives. Au contraire, un pacte de non-agression a été conclu, immédiatement rappelé quand il est transgressé. Ils ne sont pas là pour se juger mais pour s’écouter. Peut-être se connaître. Mieux encore, se reconnaître. Ils se dénudent, se délestent de leur peau, comme les pommes qu’ils épluchent pour faire une tarte. Les cinq ont forcément quelque chose en partage pour avoir aimé un être caméléon, différent avec chacun.

Pourtant, Haut perchés dépasse, et de loin, la seule dimension psychologique. Dans la chambre interdite, qu’y a-t-il ? Parfois s’en échappent des bruits de chaîne, des rires, un son rauque. L’homme qui les a fait souffrir existe-t-il vraiment ? Est-il seulement humain ? Ne serait-il qu’une image d’eux-mêmes, et pas la plus avantageuse ? Le spectateur se délecte de ces incertitudes, qui font osciller le film aux confins du psychanalytique, du fantastique, voire du psychédélique, avec, toujours, un humour impromptu et une sensualité latente.

D’autant que les cinéastes ont tiré le meilleur parti des contraintes d’un seul décor. Juché en haut d’une tour, dominant la ville, l’appartement a des allures de vaisseau fantôme. Les couleurs et leurs tessitures ont toujours eu une grande importance chez Ducastel et Martineau. Elles sont ici travaillées de manière particulière, entre pop art et figures d’anticipation (chapeau au chef opérateur, Manuel Marmier !). À quoi s’ajoute la musique de Karelle & Kuntur, déjà à l’œuvre sur Théo et Hugo…, instaurant une ambiance discrètement mystérieuse.

Aidés par des comédiens tous excellents, les cinéastes signent en outre une mise en scène féconde en imaginaire, concentrant sur quelques mètres carrés l’intérieur et l’extérieur (le balcon), le champ et le hors-champ (la richesse de ce qu’on ne voit pas), le trait de lumière et les zones sombres. Haut perchés s’affirme ainsi comme un spectacle total, une métaphore de nos abîmes, une projection de nos frayeurs et de nos faiblesses, et le théâtre réjouissant d’une mise au jour de nos inconscients. Pas mal pour un film d’appartement…

Haut perchés, Olivier Ducastel et Jacques Martineau, 1 h 30. En salles le 21 août.

Cinéma
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