La culture Disneyland contre l’humus du Triangle

Face au projet Europacity, mêlant loisirs et commerces au nord de Paris, les opposants proposent un périmètre agricole exemplaire et rêvent d’une mobilisation comme à Notre-Dame-des-Landes.

Patrick Piro  • 17 juillet 2019 abonné·es
La culture Disneyland contre l’humus du Triangle
© photo : Des opposants à Europacity lors d’une opération, nle 13 juillet.crédit : Patrick Piro

Ce 13 juillet, on prend conscience, au sein du Collectif pour le Triangle de Gonesse (CPTG), que les actions de résistance vont devoir rapidement monter d’un cran. Fin juin, a été donné le coup d’envoi des travaux de construction d’une gare en plein champ. Son unique vocation : desservir Europacity, un méga-complexe de commerces et de loisirs de 80 hectares, projeté par le groupe Auchan associé au conglomérat chinois Wanda, sur le périmètre du Triangle de Gonesse (Val-d’Oise), entre les aéroports du Bourget et de Roissy. Des militants ont en vain tenté d’entraver les pelleteuses, et le rassemblement de ce 13 juillet visait à resserrer les rangs et à préparer les mobilisations de la rentrée. Le point de rendez-vous, sur un chemin rural en bordure de parcelles de maïs, se trouve au cœur d’une zone d’aménagement (ZAC) projetée de 300 hectares qui, outre Europacity, comporterait notamment 130 hectares de bureaux. Un investissement privé de 3,1 milliards d’euros, le plus important en France depuis Disneyland en 1992, vante le géant Wanda. Horizon de réalisation : 2027.

La petite troupe d’une soixantaine de militants déambule pour prendre connaissance des stigmates du démarrage des opérations de génie civil. Une grosse saignée a été pratiquée au milieu des maïs. La terre brune et grasse révèle une fertilité reconnue par les agronomes. L’humus des sols du Triangle de Gonesse, par son épaisseur, retient l’eau sans difficulté. Durant la canicule, on n’a pas arrosé le maïs.

Le chemin rural enjambe une voie rapide. Deux banderoles ont été accrochées sur le parapet : « Non à Europacity.com ». Brève lecture de terrain. Au nord, l’emplacement potentiel de la gare. Côté sud de la voie rapide, il faut imaginer des centres commerciaux à la place des céréales. « Auchan, qui vient de fermer trois hypermarchés, veut en ouvrir de nouveaux sur des terres agricoles ! » dénonce un militant gonessien. Sous la passerelle, des véhicules encouragent du klaxon.

Une décision de justice occupe les conversations : le tribunal de Versailles vient de rétablir, deux jours plus tôt, la validité de la création de la ZAC, suite à l’appel formulé par l’aménageur Grand Paris aménagement. « Curieux, non ? Cette décision tombe juste après les premiers travaux de la gare… » souligne Jean-François Pellissier, co-porte-parole du mouvement Ensemble !.

En mars 2018, le tribunal de Cergy-Pontoise avait cassé l’arrêté préfectoral créant la ZAC, estimant lacunaires les analyses d’impact climatique du projet. En particulier, les émissions de CO2 dues au déplacement des visiteurs d’Europacity – 31 millions par an projetés – n’étaient pas prises en compte. Mais, pour la cour d’appel de Versailles, cette demande est hors cadre de l’étude d’impact, qu’elle juge limitée aux atteintes locales sur l’environnement et la santé humaine.

« Une vraie surprise, un cas rare, car le tribunal suit très régulièrement l’avis du rapporteur public, qui avait confirmé la décision de première instance, commente Bernard Loup, animateur principal du collectif CPTG, traduisant le sentiment d’indignation générale. Nous irons en cassation, et jusqu’à la Cour européenne s’il le faut. »

Les opposants ont engagé une demi-douzaine de recours. Comme la ZAC, le plan local d’urbanisme (PLU) a lui aussi été jugé non conforme en première instance, invalidé par la justice en mars dernier, désavouant la signature par le préfet de la déclaration d’utilité publique de l’opération en décembre 2018. Le tribunal de Cergy-Pontoise a donné raison aux associations de défense de l’environnement ainsi qu’aux commerçants voisins de la zone, en raison de « l’erreur manifeste d’appréciation » du conseil municipal de Gonesse qui, en septembre 2017, a classé en « zone à urbaniser » 248 hectares de terres agricoles « particulièrement fertiles » du Triangle de Gonesse. Un important jugement, en défense de l’humus contre le béton. Et alors qu’Europacity promet « 10 000 emplois dans 80 métiers différents » en phase d’exploitation, dont 75 % dédiés aux habitants du Val-d’Oise et des départements limitrophes de la Seine-Saint-Denis et de la Seine-et-Marne (1), la cour sanctionne : « Ces bénéfices invoqués par la commune de Gonesse ne sont pas établis. »

L’expertise citoyenne du CPTG démonte l’argument classique de la création massive d’emplois. « Le maire brandit le chômage dans sa ville. Mais son territoire emploie déjà 14 000 personnes pour une population locale de 12 000 actifs ! Comment convaincre qu’Europacity fournirait du travail en priorité aux Gonessiens ? » interroge Bernard Loup, qui s’appuie sur les chiffres de l’aéroport voisin de Roissy. « Après quarante-cinq ans d’exploitation, les équipements n’emploient que 6 % de travailleurs locaux. Eu égard à la variété des métiers requis, le recrutement a dû s’étendre à l’ensemble de l’Île-de-France et de la Picardie. »

Le maire de Gonesse a introduit un recours contre l’annulation du PLU. Cependant, si les fondements juridiques de l’opération d’aménagement semblent sérieusement érodés, la bataille se déporte désormais sur la fameuse gare. Située sur la ligne 17 du Grand Paris Express reliant l’aéroport de Roissy au nord de Paris, la création de l’arrêt « Triangle-de-Gonesse » représente un enjeu tactique clé.

Si la zone a été rendue à son statut agricole antérieur par l’annulation du PLU en mars, le projet de gare échappe à l’interdit de construction par dérogation, car l’équipement a décroché son permis de construire avant, en septembre 2018. « Pourtant, la gare n’entrerait en service qu’en 2027, quel sens y a-t-il à hâter sa réalisation ? À ce jour, c’est même le seul équipement de la ZAC qui ait obtenu un permis de construire », relève Bernard Loup.

Les militants ont leur réponse : c’est la pratique du fait accompli. Une fois la gare érigée, l’aménageur disposerait d’un argument en béton pour plaider le caractère indispensable de la réalisation d’Europacity. « Cette gare, c’est un piège tendu, abonde Ghislaine Senée, conseillère régionale du groupe Alternative écologiste et sociale (AES) d’Île-de-France. Améliorer les transports, c’est toujours porteur d’une image positive dans l’opinion. » Et l’arrêt Triangle-de-Gonesse, le seul prévu en Val-d’Oise pour la ligne 17, a toutes les faveurs du personnel politique local. « Pourtant, l’héritage de Sarkozy, c’est un Grand Paris Express pensé d’abord pour rallier les centres d’affaires et de commerce, bien plus que pour faciliter le déplacement des habitants. »

Bernard Loup ne s’alarme pourtant pas outre mesure des premières saignées dans les maïs, « des travaux guère moins irréversibles que les sondages archéologiques obligatoires déjà pratiqués sur la zone ». Et le permis de construire va être attaqué par les associations. Mais elles ont désormais conscience que le front juridique risque d’être insuffisant devant la volonté de l’aménageur de prendre de vitesse le calendrier de la justice. Nombreux sont ceux qui évoquent un scénario « à la Notre-Dame-des-Landes ». Car, après une demi-décennie d’un travail d’information et de sensibilisation qui a largement dépassé le périmètre gonessien, les associations locales sont parvenues à faire d’Europacity un épouvantail national, emblème d’une pensée aménageuse obsolète et anti-transition écologique. Révélateur, un meeting de soutien organisé à Paris, le 20 février – un mercredi –, avait drainé 1 300 personnes.

Pour autant, les militants locaux, qui réfléchissent à une montée en puissance de la résistance dès septembre, imaginent difficilement l’implantation d’une ZAD, faute de bâtiments à occuper, points d’ancrage qui ont grandement aidé au succès des opposants à Notre-Dame-des-Landes. « Le terrain de l’action politique nous semble plus propice », lâche Bernard Loup. Si Europacity peut compter sur le soutien des élus locaux, menés par le maire PS de Gonesse, Jean-Pierre Blazy, l’appui de l’échelon régional, nécessaire pour un projet de cette envergure, est loin d’être acquis. « Le conseil départemental de la Seine-Saint-Denis, voisine, est très majoritairement opposé au projet », signale le militant (2). Le dossier serait même entre les mains d’Édouard Philippe. Une mauvaise nouvelle si la renonciation à l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, en janvier 2018, a laissé au Premier ministre le souvenir d’une humiliation. Une bonne nouvelle en revanche si c’est le signe que l’affaire est identifiée en haut lieu comme politiquement sensible.


(1) Lire Politis n° 1553, 16 mai 2019.

(2) Le Triangle de Gonesse est limitrophe d’Aulnay-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis.

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