« La gastronomie est un discours culturel »

Spécialiste de l’alimentation, Gilles Fumey s’interroge sur les liens entre identité et traditions culinaires, et sur les tentations nationalistes qui peuvent en découler.

Olivier Doubre  • 24 juillet 2019 abonné·es
« La gastronomie est un discours culturel »
© photo : Affinage du fromage AOP Morbier, Haut Doubs, Jura. crédit : Jean Daniel Sudres/AFP

De Matteo Salvini louant la cuisine traditionnelle italienne au « repas à la française » désormais partie intégrante du patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’Unesco (tout comme la pizza napolitaine), les exemples sont nombreux d’une affirmation identitaire liée aux traditions alimentaires. Spécialiste de la géopolitique des nourritures, Gilles Fumey (1) analyse l’usage politique qui peut être fait d’un tel discours de fierté, parfois pour servir aussi un discours d’exclusion.

Existe-t-il un nationalisme culinaire ou gastronomique développé dans certains pays ?

Gilles Fumey : Se nourrir touche à une double identité, individuelle et sociale. Toute société produit plus ou moins publiquement une identité culinaire. Pour la gastronomie, il faut une histoire particulière, dans laquelle une « science du manger » fait émerger des discours originaux. C’est le cas en France au XIXe siècle, mais aussi au Japon, en Italie et dans beaucoup de pays plus tard. Ce phénomène peut prendre des aspects militants, comme au Mexique, dont la cuisine précolombienne a été détruite par la colonisation espagnole puis, pire encore, par le rouleau compresseur industriel venu des États-Unis. L’inscription de la cuisine mexicaine sur la liste du patrimoine immatériel de l’humanité de l’Unesco relève de ce militantisme.

Ce nationalisme alimentaire peut être un vecteur du tourisme à des échelles très locales, comme en Alsace, qui a pu faire connaître ses pratiques culinaires via les marchés de Noël. Plus largement, il est une manière de se singulariser dans des aires culturelles où, à un moment de l’histoire, des conquêtes culinaires ont eu lieu. En Asie du Sud-Est, la diaspora chinoise a diffusé des plats et des pratiques culinaires de certaines régions du pays ou des pays voisins, tels les nems vietnamiens et le phô cambodgien.

C’est aussi un vecteur de résistance. Dans ­l’Algérie coloniale, le couscous a tenu bon face aux cuisines métropolitaines, au point qu’il a suivi l’émigration massive des pieds-noirs en 1962. Partout les crises politiques et migratoires ont eu des conséquences sur l’alimentation des populations et de leurs voisins.

Que révèlent les efforts de certains pays pour faire intégrer leur cuisine au patrimoine immatériel de l’humanité de l’Unesco ?

La notion de patrimoine renvoie à un sentiment de perte. Soit elle l’anticipe (c’est le cas du repas gastronomique des Français), soit elle constate cette perte, qu’elle veut réparer (la cuisine mexicaine précolombienne). Ces inscriptions ont été bénéfiques : l’Italie a pu revendiquer la paternité de la pizza, que lui contestaient les États-Unis. De ce fait, la montée en gamme de certains restaurants dévolus à la pizza a mieux fait connaître ce plat modeste en Italie. Dans le cas de la cuisine japonaise, on est davantage dans le domaine de la reconnaissance d’une grande gastronomie menacée par les assauts d’une agro-industrie plus adaptée au mode de vie des Japonais d’aujourd’hui.

Dès que l’on encense les terroirs et les traditions, la gastronomie arrive rapidement. Pourquoi ?

La gastronomie est un discours culturel sur les cuisines et les consommations. Rien de plus normal, donc, que le rappel des traditions puisse éclairer ce discours. Les qualités supposées – et avérées – des produits de terroir ne peuvent que servir à nourrir un discours gastronomique. Mais la gastronomie ne se résume pas à cela. Elle est une exigence collective, locale ou nationale, visant à matérialiser des singularités par l’alimentation et des pratiques sociales originales. Elle suppose une adhésion forte pour enrichir ces singularités par des dispositifs de jugement et de confiance, des systèmes de traçabilité, des supports cognitifs qui orientent les choix des mangeurs : experts, journalistes, producteurs, associations, organisations, médias, guides, etc., qui produisent des savoirs suscitant débats et conflits, construisant la relation entre l’activité collective et les diverses formes de la culture. Ce qu’on appelle les « traditions » se nourrit d’une stratification complexe de discours construits au cours de l’histoire par les recettes et les traditions à table. Quand bien même elles seraient peu anciennes (en France, beaucoup de « traditions » ont été écrites au XIXe siècle), elles sont sacralisées par le temps.

Ce nationalisme culinaire exprime d’abord une certaine fierté des identités. Mais n’est-il pas aussi le premier pas vers des discours, voire des politiques, d’exclusion ?

Toute l’ambiguïté de ce qui relève de l’identité demeure vraie pour les cuisines. Tout être humain se construit dans le regard des autres et dans l’interprétation de son propre regard sur l’altérité. Les dangers sont donc évidents. Maintenant, le propre des sociétés démocratiques est d’énoncer des principes d’égalité intangibles impliquant des modalités partagées de respect réciproque de l’altérité. Les cas où l’on a pu voir des revendications alimentaires comme porte-drapeau d’une identité nationale rétive à l’altérité – les apéros saucisson-pinard en 2010 à Paris – sont restés très marginaux. Ils sont apparus à la majorité comme diffamatoires, voire ridicules, tant l’idée d’une « islamisation » prenant racine dans un radicalisme alimentaire anti-halal était aberrante. Instrumentaliser le tabou du porc s’est révélé être un échec. Tout autre est la question du choix des menus dans les cantines scolaires, exigeant le respect d’interdits alimentaires. La complexité soulevée par cette revendication ne peut être résolue sans procéder au cas par cas, plutôt que par une loi générale.

La cuisine française a été maintes fois bouleversée et enrichie par les apports extérieurs, depuis le Moyen Âge, la Renaissance et les grandes découvertes. C’est l’une des réflexions, notamment, d’Olivier Roellinger. Quelles en sont les traces aujourd’hui ?

Vous évoquez les apports massifs de produits comme les épices d’Orient ou les plantes du Nouveau Monde telles que les pommes de terre, haricots, piments, maïs, tomates, etc. Ils ont été assimilés par les cuisines pendant plusieurs siècles sans totalement bouleverser les anciens ordres. Les haricots se sont substitués aux fèves, qui constituaient l’un des ingrédients majeurs du cassoulet. Les pommes de terre n’ont jamais remis en question la place du pain, même si elles ont pris une grande place dans les régimes alimentaires du Limousin, de la Bretagne ou de l’Irlande. Le piment s’est imposé dans le Pays basque sans gommer sa spécificité.

On peut distinguer les apports de produits qui passeront par les cuisines et ceux de plats qui se sont imposés dans les menus des Français – les frites, les hamburgers, la pizza, nombre de plats venus d’Asie, les glaces… Certaines modes ont pu changer le décor chargé des restaurants gastronomiques, dont certains ont adopté le minimalisme épuré du Japon.

Oui, la cuisine française est toujours sur le fil de la mondialisation. Aujourd’hui, ce qui la fait évoluer, c’est la végétalisation. Des grands chefs aux cuisines les plus modestes des bars à soupe, des approvisionnements bien sourcés aux recherches de nouvelles qualités de production (biologique, voire biodynamique, par exemple), tout contribue à faire évoluer lentement la cuisine vers d’autres pratiques plus qualitatives que les systèmes industriels de masse peinent à contrer, sinon dans les pratiques, du moins dans l’image.

Gilles Fumey est géopolitologue


(1) Auteur d’Atlas de l’alimentation (CNRS éditions, 2018) et de Géopolitique de l’alimentation (éditions Sciences humaines, 3e éd., 2018).

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