La mue libérale des présidents « socialistes »
Arrivés au pouvoir sous les couleurs de la gauche, de nombreux chefs d’État ont depuis cédé à la folie du libre-échange et de l’austérité.
dans l’hebdo N° 1561 Acheter ce numéro
Il n’était pas peu fier, Mahamadou Issoufou, à l’ouverture du sommet extraordinaire de l’Union africaine (UA) organisé à Niamey du 4 au 8 juillet. D’une part, le président nigérien pouvait faire admirer à ses pairs les constructions pharaoniques réalisées pour l’occasion : aéroport rénové, deux fois deux-voies reliant l’aéroport au centre-ville, nouveaux hôtels de luxe et villas « présidentielles ». Édifiées en un temps record, ces infrastructures, dont nombre de Nigériens se demandent à quoi elles pourront servir une fois les chefs d’État partis, ont nécessité un investissement de 450 milliards de francs CFA (697 millions d’euros), soit près du quart du budget de l’État nigérien en 2019. D’autre part, le Président voyait aboutir un projet qui lui tenait à cœur : la zone de libre-échange continentale (Zlec), dont le lancement officiel a été célébré à Niamey.
Ce projet, initié par le Rwandais Paul Kagame, chantre du libre-échange, prévoit un marché unique et la fin des droits de douane pour les marchandises et les services sur l’ensemble du continent. Une « folie suicidaire », pour l’économiste Jacques Berthelot, qui risque de pénaliser les pays les plus fragiles comme le Niger et de bénéficier essentiellement aux multinationales. Même le Forum économique mondial en convient dans une étude : soumis au dumping social, les PME, les petits paysans et les travailleurs risquent de le payer cher.
« Cela illustre bien la politique menée. Des dépenses de prestige, des lois faites pour les investisseurs étrangers, mais rien pour les plus pauvres », déplore Ali Idrissa, figure de la société civile au Niger. Issoufou a piloté, au nom de l’UA, le processus de mise en place de la Zlec, soutenu par les présidents Alpha Condé (Guinée), Ibrahim Boubacar Keïta (« IBK », Mali) et Roch Marc Christian Kaboré (Burkina Faso), tous issus des rangs de l’Internationale socialiste (IS). En 1997, les trois premiers, très proches de la gauche française, étaient présents au congrès du Parti socialiste à Brest, à l’issue duquel François Hollande avait pris le contrôle du parti. Ils ont depuis suivi la même trajectoire que le Français : succès électoraux, promesses sans lendemains et renoncement à leurs idéaux de jeunesse. Élus au début des années 2010 après avoir passé plusieurs années dans l’opposition, ils ont, une fois au pouvoir, mené une politique libérale dénoncée par les syndicats et les forces de la gauche radicale.
Certes, comme le souligne un ancien ministre de haut rang d’IBK, qui a requis l’anonymat, « il n’est pas facile de résister au rouleau compresseur des bailleurs, du FMI et de la Banque mondiale ». Leurs injonctions laissent peu de marge de manœuvre : il faut réduire le nombre de fonctionnaires, apurer la dette, favoriser l’investissement, faire jouer la concurrence… L’éducation et la santé passent souvent après. La crise causée par les jihadistes a en outre considérablement pénalisé les pays sahéliens, obligés d’augmenter chaque année leur budget sécurité. « Tous les plans que l’on a pu imaginer ont été impactés par les questions sécuritaires », assure l’ancien ministre malien.
Malgré ces contraintes, n’était-il pas possible de mener une politique sociale ? Aucun de ces chefs d’État n’a tenté, après son élection, de s’opposer aux directives venues de l’extérieur. Les quatre passent aujourd’hui pour de bons élèves du FMI. Ils présentent de bons résultats macroéconomiques. Pour satisfaire les bailleurs, des mesures d’austérité ont été prises, provoquant souvent la colère des populations : augmentation des tarifs de l’électricité, réintroduction d’une TVA à 5 % sur les produits de première nécessité, gel des salaires des fonctionnaires au Niger ; hausse du prix du carburant au Burkina et en Guinée ; réduction des embauches dans la fonction publique un peu partout, etc. En conséquence, les mouvements de grève se sont multipliés. L’abandon des références socialistes est assumé. « Nous avons pour modèles les “success story” que sont Dubaï ou le Rwanda », a récemment admis Mohamed Saidil Moctar, ministre et conseiller du président Issoufou.
Certaines mesures sociales ont tout de même été adoptées, comme au Burkina, où, dès 2015, Kaboré a institué la gratuité des soins pour les femmes enceintes et les enfants, et la gratuité de l’école jusqu’à 16 ans. Mais, comme le note Bassolma Bazié, le secrétaire général du puissant syndicat CGT-B, ces mesures réclamaient des moyens qui n’ont pas suivi. « Dans la réalité, il manque des médicaments dans les hôpitaux, et on distribue dix livres pour une classe de cent enfants dans les écoles, ou cinq boîtes de craies à une école de six classes pour une année scolaire. C’est facile de prendre des mesures “de gauche”, encore faut-il se donner les moyens de les mettre en œuvre. » Bassolma Bazié parle d’« ultralibéralisme » à propos de la politique de Kaboré. Il dénonce « le désengagement de l’État dans les secteurs sociaux de base » et les privatisations « qui ont détruit de nombreux emplois ».
Président du Sadi (Solidarité africaine pour la démocratie et l’indépendance), parti de la gauche radicale, Oumar Mariko établit le même constat au Mali : « Privatisations, construction d’une bourgeoisie affairiste, abandon des écoles et des centres de santé : IBK poursuit la même politique que ses prédécesseurs et suit à la lettre les diktats du FMI et de la Banque mondiale. »
Comme Bazié à Ouagadougou et Idrissa à Niamey, Mariko met l’accent sur un problème qui se pose à tous les pays de la zone : le boom des ressources minières. Bauxite en Guinée, or au Mali et au Burkina, uranium et pétrole au Niger : les politiques menées sont très favorables aux multinationales. « On brade nos richesses du sous-sol à des étrangers, et les populations locales n’en retirent aucun bénéfice », proteste Mariko. Au Burkina, où l’on compte douze mines d’or industrielles, le code minier voté sous la transition en 2015 prévoit que 1 % du chiffre d’affaires mensuel des sociétés minières soit reversé à un fonds de développement local. « Jusqu’à présent, tout cet argent est bloqué », dénonce Bassolma Bazié.
Au Niger, le gouvernement a exempté Orano (ex-Areva) de la TVA en 2014. Selon l’ONG Oxfam, cela représentait en 2016 une perte de 4,9 millions d’euros de recettes fiscales, une somme qui aurait permis « la construction de 500 classes ». Le groupe français bénéficie d’autres avantages fiscaux, en dépit du fait que, toujours selon Oxfam, « il est encore loin de contribuer à sa juste part ».
En Guinée, Alpha Condé a fait de l’exploitation de la bauxite une ligne directrice de sa politique économique. En quelques années, son pays est devenu l’un des principaux exportateurs mondiaux et le principal fournisseur de la Chine. « La priorité accordée par le gouvernement à l’expansion du secteur de la bauxite semble aussi avoir parfois pris le dessus sur la protection des droits sociaux et de l’environnement », note l’ONG Human Rights Watch (HRW) dans un rapport publié en 2018.
En avril et en septembre 2017, des émeutes ont éclaté à Boké. Cité par HRW, un haut fonctionnaire guinéen admettait : « La population voit les investissements financiers réalisés par une société, les taxes et les impôts perçus, les camions transportant la bauxite de leurs terres agricoles vers les pays étrangers, ils respirent la poussière et s’interrogent : “Quels bénéfices en tirons-nous ?” »
Dans un tel contexte, les jeunes promis au chômage et à la répression ont pour seule issue de partir tenter leur chance en Côte d’Ivoire, en Libye, en Algérie, voire en Europe. Le Mali, la Guinée, le Burkina Faso et le Niger figurent parmi les pays qui comptent le plus d’émigrants – des jeunes pour la plupart. En mars dernier, dans le centre de transit de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) à Agadez (Niger), qui accueille des migrants ayant échoué à rejoindre l’Europe ou s’étant fait refouler par les autorités algériennes ou libyennes, Guinéens et Maliens représentaient plus de la moitié des 600 occupants. En 2018, selon l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), les Guinéens représentaient le tiers des mineurs non accompagnés enregistrés en France.