La tragédie de Maradona

Le Britannique Asif Kapadia retrace dans un documentaire la carrière napolitaine du footballeur argentin. Une réflexion sur les dangers de la gloire.

Denis Sieffert  • 24 juillet 2019 abonné·es
La tragédie de Maradona
© photo : Diego Maradona sous les couleurs du SSC Napoli. crédit : Mars films

Qui n’aime pas le football connaît au moins deux noms de magiciens du ballon rond : Pelé et Maradona. Le premier est un seigneur. Il apparaît brièvement au début du documentaire consacré au second par le cinéaste britannique Asif Kapadia. Et d’une phrase, il dit tout : « Maradona était un très bon footballeur, mais il n’était pas préparé psychologiquement. »

Deux litotes. Car « el pibe de oro », ce « gamin en or » venu des quartiers pauvres de Buenos Aires, fut plus qu’un « très bon footballeur », et son impréparation à la gloire tourna vite au martyre. C’est sa tragédie que relate, à partir d’une abondance d’archives, le film de Kapadia, qui traite principalement la période napolitaine du petit numéro 10 argentin, entre 1984 et 1991. Quand, selon l’expression d’un journaliste, « la ville la plus pauvre d’Italie s’offrit le footballeur le plus cher de la planète ».

Cette contradiction recèle une énigme dont un autre journaliste donne la clé lors de la première conférence de presse du nouveau venu : « Savez-vous qu’à Naples l’argent de la mafia est partout ? » Le président du SSC Napoli s’étouffe et s’empare ­nerveusement du micro pour dénoncer une question « honteuse ».

La suite, c’est un peu la version foot du Vie privée de Louis Malle. Maradona, c’est Bardot. Idolâtré par une foule hystérique, harcelé par les paparazzis, chahuté, secoué par ses supporters à chacune de ses sorties. L’amour qu’on lui voue est une étreinte de plus en plus violente qui le presse, l’asphyxie et le pousse au bord de l’abîme. Le pire, c’est que chaque exploit sur le terrain aggrave son cas. Car Maradona, bien sûr, accomplit des miracles. Le film nous régale de quelques-uns de ses dribbles légendaires. Même sa fameuse main tricheuse (« la main de Dieu ») avec l’équipe nationale argentine, loin de lui être reprochée, enrichit le mythe. Quant au SSC Napoli, qui se traînait en queue de classement, humilié par les grands clubs du nord, il grimpe au firmament du championnat. Avec Maradona, c’est le Mezzogiorno qui se venge.

Quand le Napoli remporte le titre, les fans déploient à l’adresse des morts une banderole à l’entrée du cimetière : « Vous ne savez pas ce que vous avez manqué. » Voilà pour la lumière. Une lumière aveuglante. Côté ombre, il y a les nouveaux amis. Ce Carmine Giuliano, jeune parrain flamboyant de la Camorra, qui jure protection à l’idole. Le cadeau est évidemment empoisonné. Maradona ne peut rien refuser à ses anges gardiens. On vient le chercher la nuit pour l’entraîner dans des fêtes sordides. Les flashs crépitent qui le piègent au milieu d’une faune sulfureuse. La mafia fournit le jeune homme en cocaïne et en filles. Maradona ne s’appartient plus. Il s’étonne même d’avoir fait un enfant… Si les jours de match le corps fait encore illusion, c’est au prix de thérapies de choc. On assiste à de terribles séances de piqures. Peu importent les meurtrissures puisque les filets adverses tremblent encore ! Mais Maradona est malheureux. Il voudrait partir. Son président le retient : « C’est mon président, dit-il, tant qu’il voudra je jouerai. » Le jeune milliardaire est ramené à sa condition d’esclave.

La foule, elle, ne veut rien savoir. Jusqu’à un certain 3 juillet 1990. La Coupe du monde se déroule en Italie et le sort est taquin : en demi-finale, l’Italie joue contre l’Argentine et le match a lieu à Naples. Et Maradona marque le penalty qui élimine la Squadra Azzura.

On se dit alors que le sujet du film de Kapadia, ce n’était peut-être pas tant Maradona que la foule, hurlante, violente et versatile, détournée de son devoir de révolte sociale par un jeu grisant et diabolique. En quelques heures, dieu devient diable. La justice s’en mêle. Ce qui était tabou éclate au grand jour : trafic de drogue et prostitution ! Carmine Giuliano, qui aimait tant partager la gloire du héros, fait savoir à l’ange déchu qu’il n’assure plus sa protection. La mafia se méfie des mauvaises fréquentations… Retour précipité au pays. Condamnations. Les dernières images montrent un homme portant douloureusement son quintal sur sa courte ossature, brisé dans son corps et dans son esprit. Pelé avait décidément raison.

Diego Maradona, Asif Kapadia, 2 h 10. En salles le 31 juillet.

Cinéma
Temps de lecture : 4 minutes