« L’affaire Adama Traoré est devenue politique »
Trois ans après la mort de son frère dans un commissariat, Assa Traoré construit des alliances avec tous ceux qui témoignent des violences de la police et de l’État.
dans l’hebdo N° 1562 Acheter ce numéro
A dama. 2016, notre vie a basculé. 2017, nos vies brisées à jamais. 2018, soldats malgré nous. 2019, toujours aussi combatifs. Depuis ta mort, Bagui, Yacouba, Youssouf, Samba et Cheikne sont emprisonnés et condamnés par le tribunal de Pontoise. Une pensée particulière à nos soutiens qui nous accompagnent depuis le début. Le combat continue pour toi Adama, que Justice soit faite, pour tous les Adama. » Publié le 1er janvier 2019 sur la page Facebook La vérité pour Adama, ce message incarne la philosophie de la famille Traoré et de ses soutiens depuis trois ans. Depuis la mort d’Adama Traoré, le 19 juillet 2016, dans la cour de la gendarmerie de Persan, après son interpellation à Beaumont-sur-Oise, le jour de ses 24 ans. Dès l’annonce de son arrestation, la famille Traoré s’est lancée dans un combat pour la vérité : un de ses frères a dû mettre un pied dans la porte de la gendarmerie pour apprendre la mort d’Adama. Puis, ils ont dû forcer les autorités à effectuer une seconde autopsie, dénoncer les conclusions du procureur Yves Jannier, qui réfutait « toutes traces de violences », obtenir le dépaysement de l’affaire à Paris, ne pas céder face aux expertises médicales qui n’ont jamais les mêmes conclusions : maladie cardiaque, « infection très grave », alcool, drogue, sarcoïdose, drépanocytose…
En décembre dernier, la famille finance une expertise indépendante, juste à temps pour relancer le dossier que les juges allaient clore. « Pour la première fois, un expert en cardiologie affirme qu’Adama avait un cœur en bonne santé, un cœur d’athlète. Une experte en infectiologie écarte toute maladie infectieuse. La précédente expertise nous disait que mon frère est mort parce qu’il a couru 480 mètres en 15 minutes ! », s’indigne calmement Assa Traoré. En avril, les juges annoncent finalement une sixième expertise. « Soit c’est pour faire perdre plus de temps, soit c’est pour ne pas faire perdre la face aux experts judiciaires, lâche Assa. Pour le moment, aucun expert n’est encore nommé. Je pense qu’ils ont du mal à trouver un expert car la responsabilité est très lourde. »
La famille Traoré est devenue le grain de sable détraquant enfin l’engrenage de la machine politico-judiciaire qui s’enclenche lors des affaires de violences policières. « Aujourd’hui, toute la France sait que la justice et les gendarmes mentent. Notre demande de reconstitution des faits a été refusée – tout comme l’accès aux enregistrements des auditions des gendarmes, aux échanges par mails entre les juges et les experts –, mais nous avons tous les éléments pour aller à un procès », affirme Assa. Une détermination sans faille malgré les attaques contre la famille et les jeunes du quartier Boyenval de Beaumont-sur-Oise. Plusieurs frères Traoré se sont retrouvés en prison, pour divers motifs. Youssouf a été libéré le 15 juillet. Mais Bagui sera jugé aux Assises pour « tentative d’assassinat » de membres des forces de l’ordre, lors des affrontements qui ont suivi la mort d’Adama. La famille se tient prête à affronter cette nouvelle épreuve, quitte à en faire « un procès politique ». Elle ne sera pas seule.
En trois ans, une famille élargie s’est formée avec le Comité vérité et justice pour Adama, composé de voisins, collègues, amis d’enfance, militants plus aguerris comme Youcef Brakni ou Almamy Kanouté, intellectuels avec Geoffroy de Lagasnerie et Édouard Louis… Sa page Facebook est devenue un média à part entière. Le travail de terrain, 24 h/24 de la part de tout le comité Adama, a créé sa puissance et sa légitimité, des rencontres dans les collèges et les lycées d’Aulnay-sous-Bois aux plateaux TV. Mais la pierre angulaire de cette forteresse reste Assa. Ses premiers passages à la télévision à Quotidien ou dans Clique ont transpercé les cœurs : c’était une sœur qui parlait de la mort injuste de son frère. Tout comme son premier livre, Lettre à Adama (1) ou son édito « Lettre à mon frère » lors qu’elle fut rédactrice en chef invitée de Politis, en janvier 2018. « Je ne suis pas militante, je suis famille de victime », répète-t-elle inlassablement. Assa est devenue un symbole malgré elle et participe à des conférences aux côtés du philosophe Étienne Balibar, débat sur la place des femmes dans la lutte antiraciste avec Françoise Vergès, est choisie pour un entretien croisé avec Angela Davis par la revue Ballast, et cosigne le livre Le Combat Adama (2) avec le sociologue Geoffroy de Lagasnerie, dans lequel ils analysent cette société qui invisibilise et tue certains individus. « C’est un contre-manuel qu’on oppose à celui que l’État sort à chaque fois qu’il y a un mort dû aux violences policières », résume Assa. Comme un mantra, de nombreuses familles de victimes ont repris « Vérité et justice pour… » Babacar Gueye, Wissam El-Yamni, Gaye Camara, Angelo, Mehdi, Adam et Fatih…
« Leur premier combat reste leur frère, mais ils ont compris que ce n’est pas un cas isolé et ont décidé de ne pas se cantonner à la procédure judiciaire. Ils se sont dit : “On ne sera pas un énième acquittement de policier, on veut éviter qu’il y ait d’autres Adama.” Ils ont alors noué des liens avec d’autres familles de victimes de violences policières, mais aussi de nombreux collectifs, sans donner l’impression d’utiliser les gens, mais en se mettant au service d’autres luttes quand il le faut », décrypte Anasse Kazib, cheminot à Paris Nord, militant à SUD-Rail et au NPA. Leur stratégie est immuable : s’imposer. Partout. Dans l’espace public, au tribunal quand ils n’ont plus de nouvelles de l’enquête, sur les réseaux sociaux, dans la sphère politique, au sein de la gauche. Le 26 mai 2018, le front anti-Macron organise sa marée populaire dans toute la France qui se veut unitaire avec la participation d’une soixantaine de partis, associations, syndicats (France insoumise, CGT, PCF, NPA, EELV, Attac, Act Up…). Le Comité Adama décide de prendre la tête du cortège parisien pour garder son indépendance, mais imposer à la gauche française les quartiers populaires et le sujet des violences policières. Leur banderole est éloquente : « C’est nous, on braque Paris. C’est nous l’grand Paris. » De nouvelles barrières sociétales cassées, de nouveaux tabous brisés. « Il faut traverser le périphérique parisien, mais Paris nous appartient aussi !, clame Assa. Je suis choquée par les interdictions de territoire. Des jeunes du quartier de Beaumont sont ressortis de prison avec une interdiction de territoire concernant tout le Val-d’Oise ! Tout le monde parle de Trump et de son mur à la frontière mexicaine, mais la France fait la même chose, sauf que le mur est plus sournois et transparent. »
Ce « braquage » du cortège de tête assoit l’ambition salutaire d’être « un vrai contre-pouvoir » pour renverser le système, et de « réinventer la gauche », antiraciste, partant de la base, des quartiers populaires et des luttes. Ils réitèrent avec les gilets jaunes. Et ont dû déconstruire quelques clichés pour s’imposer. « Ils disaient que les quartiers ne sont pas dans la rue avec eux car ils fantasmaient sur le jeune de quartier en jogging, basket, casquette. Qui est mieux placé que les habitants des quartiers populaires pour parler de logement, de précarité, de chômage et de violences policières ? Nous sommes gilets jaunes depuis quarante ans ! »
Le Comité Adama et les cheminots rejoignent les défilés des 1er et 8 décembre. « Le fait que le Comité Adama et le collectif Intergares se rejoignent a suscité de la curiosité, puis une vraie attente de la part des gens de gauche, raconte Anasse Kazib. Nous avons convaincu que notre place était aussi dans ce mouvement afin de chasser l’extrême droite, afin que la gauche soit à l’avant-garde des combats. » L’acte 12 des gilets jaunes était dédié à toutes les victimes de violences policières. Ce jour-là, le Comité Adama a déployé une banderole en hommage à Zineb Redouane, décédée à Marseille après avoir reçu une grenade lacrymogène alors qu’elle était à sa fenêtre.
Plutôt que convergence des luttes, Assa préfère le mot alliances. Et celles-ci seront physiques le 20 juillet pour la troisième marche hommage à Adama Traoré, qui combinera l’acte 36 des gilets jaunes, et la rencontre inter-collectifs « Ripostons à l’autoritarisme », réunissant aussi bien ANV-COP 21, la Coalition internationale des sans-papiers et migrants, le réseau Sortir du nucléaire que les gilets jaunes de la Maison du peuple de Saint-Nazaire, de la Cabane de la place des Fêtes ou le collectif des Mutilés pour l’exemple. Une fierté pour Assa : « L’affaire Adama Traoré est devenue politique et centrale car elle fait ressortir de graves dysfonctionnements de l’État en montrant comment la police et la justice traitent les jeunes des quartiers. Nous avons réussi à imposer les violences policières comme sujet prioritaire en France ! »
(1) Coécrit avec Elsa Vigoureux, éd. Seuil, 2017.
(2) Le Combat Adama, Assa Traoré et Geoffroy de Lagasnerie, éd. Stock.