Le goût subtil de la gentrification

Des restaurants pour une clientèle CSP+ sont souvent le symptôme d’une transformation des quartiers populaires, d’où les habitants d’origine sont peu à peu exclus. Exemple à Saint-Ouen, en Seine-Saint-Denis, et contre-exemple à la Goutte-d’Or, à Paris.

Hugo Boursier  • 24 juillet 2019 abonnés
Le goût subtil de la gentrification
© photo : Un « bar à gaufres bio et sans gluten » dans le Marais, l’un des premiers quartiers gentrifiés de la capitale. crédit : TRIPELON-JARRY/ONLY FRANCE/AFP

Il n’y a jamais vraiment de pauses dans la restauration, toujours un petit quelque chose à faire. Il est 15 heures à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), le soleil de juillet cogne sur les tables inoccupées de la terrasse, et les cuisines du Yaya n’ont pas encore ouvert pour le service du soir. Pourtant, Charles est loin de se la couler douce. Accoudé au comptoir en bois clair, il plie soigneusement les serviettes immaculées tout en répondant au téléphone pour noter les réservations. « Ici, le plat du jour est à 15 euros, c’est le minimum. C’est sûr, ça tranche un peu avec d’autres coins de la ville. Mais voilà, pour ce prix, les gens mangent bien. Et puis, ils ont du tissu, pas du papier », dit-il en regardant les deux piles qu’il vient de terminer.

Avec ses pitas à 14 euros et ses poissons à 25, ce restaurant d’inspiration méditerranéenne propose une « carte conviviale », « sans chichis sur la table » et des « plats comme au village », peut-on lire avant l’inventaire des délices. Yaya – « grand-mère » en grec – reçoit le midi des employés de bureau et, le soir, des habitants de ce nouveau quartier audonien. « Des CSP+ », conclut le jeune homme à la barbe qui tire vers le roux. Avant d’ajouter : « Les gens qui vivent deux cents mètres plus loin ne peuvent pas se permettre de prendre un menu chez nous. »

Symbole des réorganisations urbaines en cours avec le Grand Paris, « les Docks » semble être le nouveau quartier de la ville où se concentrent toutes les ambitions du maire, William Delannoy (UDI), connu pour avoir tourné la page de soixante-dix ans de communisme local aux élections de 2014. Au début du XXe siècle, la zone était un grand ensemble industriel, avec Alstom (Alsthom à l’époque) qui agrégeait nombre de travailleurs. « La petite ceinture passait juste ici », explique Jacques, la soixantaine, en montrant du doigt ce qui est aujourd’hui un grand parc coiffé par deux grues au loin. « Tout ça a bien changé », observe-t-il en mettant sa main en visière pour donner un peu d’ombre à son visage. Les 41 parcelles des jardins ouvriers ont été rachetées en 2004 par Nexity, jamais bien loin quand il s’agit de vaste projet d’urbanisme. Aujourd’hui, une quinzaine d’immeubles d’architectes sont sortis de terre, dont des logements sociaux et un groupe scolaire à la construction certifiée « haute qualité environnementale ». Plusieurs dizaines de milliers de mètres carrés de bureaux sont en construction, ce qui fait des Docks un mélange entre un décor de films et un quartier en cours de peuplement.

« Halle gourmande »

À part Yaya et Gemini – une chaîne de restaurants italiens –, les commerces de bouche se font rares. Pour l’instant, car dans quelque temps les habitants de ce nouveau quartier pourront profiter de la « Halle gourmande », 68 000 mètres carrés de brasseries, restos spécialisés et épiciers. « La plus belle halle gourmande du monde, espère William Delannoy, un lieu de destination animé sept jours sur sept, matin, midi et soir. » Pour Patrick, arrivé à Saint-Ouen il y a vingt ans, la démarche est limpide : « Le maire essaie de gentrifier notre ville ! Il fait tout pour amener des Parisiens ici, au risque de transformer Saint-Ouen en Marais. Ça se vend comme des petits pains, mais pas à n’importe qui : surtout aux gens qui ont les moyens. Les Parisiens achètent sur plan, vous vous rendez compte ! Et ils sont rassurés quand ils voient des restaurants à leur image ! Moi je le dis, l’avenir de Saint-Ouen, c’est Levallois », s’emporte le professeur d’histoire à la retraite, en faisant référence à la très coquette commune administrée par Patrick Balkany, jadis connue pour ses bidonvilles.

« Gentrifier », le verbe est lâché et, à vrai dire, il est dans toutes les bouches dans cette ville du Grand Paris où le prix du mètre carré a bondi de 12 % en un an. Analysé pour la première fois en 1964 par la sociologue Ruth Glass pour nommer la transformation d’un quartier populaire par la venue d’une population aisée – gentry veut dire « petite noblesse » – au détriment des habitants historiques, le phénomène de gentrification est à l’œuvre depuis le début des années 1990 en France. Le quartier du Marais, à Paris, a été pionnier dans cette transition élitiste. Insalubre par endroits jusque dans les années 1970, il est rénové dix ans plus tard et finit par changer d’image avec l’arrivée de nombreuses boutiques et de restaurants tendance.

« Aujourd’hui, on ne vit que des touristes et de la renommée du quartier dans le monde. À vrai dire, on ne sait plus vraiment qui sont les habitants ; en tout cas, on ne les distingue pas sur notre terrasse. Il y a quelques habitués, certes, mais la mondialisation a aussi gagné notre menu. C’est triste à dire, mais c’est le cas », concède Louise, gérante d’une échoppe du quartier, devant un groupe de touristes américains accompagnés d’un guide.

Uniformisation des goûts

Dans cette transformation, les commerces de bouche ne restent pas sur la touche. Les nouveaux gérants peuvent profiter d’une clientèle renouvelée, au portefeuille mieux garni. Les restaurants deviennent la « traduction dans le territoire d’une nouvelle demande locale de consommation de biens ou de services spécialisés, en aval de l’appropriation du marché du logement par les classes moyennes ou supérieures », indique une étude menée par Marie Chabrol, Antoine Fleury et Mathieu Van Criekingen, trois spécialistes de ce phénomène contemporain (1). Ce sont des « révélateurs de l’évolution des modes de vie et de consommation dominants à l’échelle du quartier, à la faveur du remplacement de la population en place par de nouvelles catégories d’habitants ». On peut constater ces changements dans les quartiers Oberkampf (Paris) et Dansaert (Bruxelles), où « de nombreux cafés et restaurants ont, sur la même période, ouvert leurs portes en remplacement de commerces de proximité ou de bars et tavernes traditionnels », entre les années 1990 et 2000.

La gentrification par la restauration charrie aussi des éléments de décoration similaires, voire une uniformisation des goûts et des menus. « Le type de produits et la scénographie des boutiques (vitrines, enseignes, ambiance) s’inscrivent dans une grammaire commune insistant notamment sur l’authenticité des produits (bio, équitables, locaux…) et le réinvestissement d’un patrimoine industriel et/ou ouvrier (omniprésence de l’acier ou du bois, carrelage et comptoir en zinc, banquettes en skaï…), celle-ci pouvant aussi passer par l’adjonction d’éléments contemporains », poursuit l’étude.

La Brasserie Barbès reprend tous ces codes. Cet établissement a ouvert en 2015 le long du boulevard Barbès, devant les célèbres enseignes Tati, magasin qui vend à peu près tout à un prix modique. Face à cet emblème populaire, la pinte de 1664 est vendue à plus de 8 euros, un tarif bien plus élevé que la moyenne du quartier de la Goutte-d’Or, où il est situé. Dans sa présentation, l’enseigne ne nomme pas ce quartier où vivent plus de quarante nationalités et préfère vanter le « très touristique quartier de Montmartre », pourtant plus éloigné.

Fenêtre sur le monde

C’est justement à la Goutte-d’Or que Marie Chabrol a mené ses investigations sur la gentrification. Et elle a constaté que, si ce quartier est soumis à une hausse considérable du prix des loyers et du mètre carré depuis quinze ans, il résiste plutôt bien à la pression des commerces « gentrifieurs ». « Il peut y avoir des projets qui ne tiennent pas, des bars qui mettent la clé sous la porte ou des restaurants qui n’arrivent pas à trouver des clients. Ces fermetures montrent que le changement n’est pas encore ancré et qu’il n’a pas atteint l’espace public », explique-t-elle.

Ce quartier du XVIIIe arrondissement est connu pour ses nombreuses boutiques « exotiques » et ses restaurants africains et créoles. Des habitants de toute l’Île-de-France s’y retrouvent pour échanger, faire du commerce et se restaurer. C’est cette forte concentration d’immigrés et la présence d’un pôle commercial à destination des populations étrangères qui pourraient ralentir le processus de gentrification, selon Anne Clerval, auteure de Paris sans le peuple (2). Jusqu’à quand ? La Goutte-d’Or est, au cœur de Paris, une fenêtre ouverte sur le monde et un quartier populaire vivant et animé. Une démonstration que l’ouverture des frontières rime avec mixité sociale et… alimentaire.


(1) « Commerce et gentrification : le commerce comme marqueur, vecteur ou frein de la gentrification. Regards croisés à Berlin, Bruxelles et Paris », in Le Commerce dans tous ses états, Presses universitaires de Rennes, 2014.

(2) La Découverte, 2013.

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