Les nouvelles frontières du goût
Ingrédients retrouvés, autres terroirs, modes, technologie… Les codes gastronomiques explosent dans une société qui ne se refuse rien. Un déploiement hédoniste où le végétal revendique une part de lion.
dans l’hebdo N° 1563-1565 Acheter ce numéro
Jamais une époque n’avait mis autant de passion dans l’assiette, autant concocté de concepts gastronomiques et de tendances alimentaires. Aux États-Unis, la moitié des 80 millions de millennials (génération née entre 1980 et 2000) se reconnaît « foodie » – cuisinomane. Les chercheurs du Food 2.0 lab, qui « pense l’alimentation de demain », y détectent une nouvelle « pop culture », agrégeant autour de la nourriture des critères gustatifs, nutritifs, esthétiques, diététiques, etc. Ça buzze de partout, pour une table des quais de Copenhague, une nouvelle racine « anti-âge », une « foodista » aux 2,4 millions d’abonnés.
Sur Instagram, le mot-dièse #foodporn approche les 210 millions d’images. La pornographie culinaire (pas d’âge requis pour mater), ce sont des photos de mets exacerbant l’incitation à s’en délecter (ou non), dans une mise en scène provocante. La dominante, c’est le churro baveux de graisse, le kebab dégueulant sa garniture hypercalorique, le cake fluo 100 % chimique. Avec Des goûts, le photographe Martin Parr a collecté les traces de ce kitsch pseudo-comestible dans plus de trente pays. Didier Pourquery, auteur d’Une histoire de hamburger-frites, voit dans ce binôme le porte-étendard de la bouffe agro-industrielle internationalisée, une combinaison infantilisante et addictive de gras salé-sucré, toute aspérité gustative noyée dans la sauce. Difficile d’imaginer plaisir de bouche plus abouti, versant régressif.
En apparente rupture, la « food tech » prétend ouvrir la voie à une infinie créativité. Cette alimentation techno produit des repas liquides « complets », en bouteille à bas prix avalée vite fait, ou encore des steaks pour véganes poussés en éprouvettes à partir de simples cellules animales. Pour les saveurs, passez donc au « food pairing », l’accordage d’aliments déduit de l’analyse de leur « profil aromatique ». C’est comme un site de rencontres : plus nombreuses sont les « notes » communes partagées par deux ingrédients, et plus grandes seraient vos chances de faire la paire en les passant ensemble à la casserole. Épatez vos convives sous contrôle de la chromatographie en phase gazeuse couplée à la spectrométrie de masse (c’est le nom de la technique).
Carte du tendre et de l’acide
Ça n’invente pourtant pas grand-chose dont l’histoire culinaire n’ait un jour eu l’intuition, ont vérifié des chercheurs de l’université de Harvard. En outre, si les recettes nord-américaines rapprochent souvent des semblables, le principe est largement démenti dans la cuisine de Chine, de Corée ou du Japon. C’est raté pour la fabrique universelle de saveurs par formatage physico-chimique. Et même la cuisine moléculaire (azote liquide, siphon, thermocirculateurs, évaporateurs rotatifs…), pourtant fort créative, est passée de mode. Avec ses improbables espumas, billes d’alginate ou gelées, le pape Ferran Adrià (d’ailleurs retraité des labos depuis 2011) disait fabriquer de la « techno-émotion » plus que de la gastronomie.
Aussi la quête des saveurs a-t-elle repris sur des sentiers plus classiques. Sur la carte du tendre, du croustillant et de l’acide, les nouvelles frontières ouvrent aujourd’hui sur des terroirs géographiques et humains. Il y a peu, on ignorait qu’il existât une gastronomie albanaise, éthiopienne ou afghane. Contre la mondialisation McDo, les cuisines d’ailleurs et de partout revendiquent le protectionnisme.
Le marketing s’en mêle : on voit périodiquement surgir une « nouvelle capitale mondiale de la gastronomie ». Depuis une décennie, le patrimoine culturel immatériel de l’Unesco admet des traditions socioculinaires en péril. Autour du nsima (bouillie de maïs) au Malawi, de la dolma (feuilles farcies) en Azerbaïdjan, du pain d’épices en Croatie (du Nord), de la cuisine communautaire ancestrale au Mexique (rien à voir avec la tex-mex). La démarche glisse vers le promotionnel quand la France fait reconnaître son repas gastronomique et l’Italie l’art du pizzaïolo napolitain, guère menacés. Et la géopolitique : la Corée du Nord obtient l’admission du kimchi (aliments fermentés) en 2015… soit deux ans après la Corée du Sud.
Excellentes ambassadrices, les grandes tables du monde se sont emparées des saveurs de terroir, dont elles dynamisent la tradition. Au Danemark, le Noma, du chef René Redzepi (d’origine albanaise), a popularisé la « nouvelle cuisine nordique » – marinades, fumage, avoine, poire, produits de saison. Des chefs australiens revisitent respectueusement l’épicerie des Aborigènes, empruntant au bush baies, racines, herbes, œufs d’émeu et même des fourmis.
Les insectes, certains les voient bientôt concurrencer l’entrecôte. On dénombre près de 2 000 espèces comestibles, dégustées par quelque deux milliards d’humains. L’Occident en a des haut-le-cœur. Mais en 2018, pour la première fois, le Salon de l’agriculture, à Paris, accueillait des producteurs d’aliments issus d’insectes. La sauterelle grillée serait délicieuse à l’apéro. D’autres avantages font saliver : les insectes sont très riches en nutriments, exigent peu d’eau, six fois moins de calories (et souvent issues de déchets) qu’un bovin pour produire la même quantité de protéines, émettent peu de gaz à effet de serre. Une aubaine environnementale ! (Sans compter la chute des ventes d’insecticides…)
Belles et bonnes plantes
Mais, pour les végétariens et les véganes, ça ne fera pas l’affaire. L’alimentation à base de plantes séduit de plus en plus. Il y a peu encore, l’assiette végétale était brocardée en France comme une pénitence pour peine-à-jouir. Mais les caricatures commencent à rassir, car un puissant mouvement s’est amorcé en cuisine. Les éditeurs sortent des ouvrages de recettes sans viande ni poisson, détaillent les techniques véganes (par quoi remplacer les blancs en neige ? le beurre ?), explorent le monde des végétaux fermentés…
Avec ONA (« Origine non animale ») de Claire Vallée, près d’Arcachon, les véganes ont leur restaurant gastronomique, distingué par le Michelin et le Gault & Millau. L’an dernier, treize chefs français à la tête de restaurants totalisant un joli paquet d’étoiles publient un hymne jubilatoire au végétal (1), soutenu par une sentence de l’immense Joël Robuchon annonçant en 2014 que « la cuisine végétarienne sera celle des dix prochaines années ». Les chefs saluent les potagers et les vergers comme « une infinie source d’inspiration », déboulonnent le dogme de la centralité du carné. « Le végétal devient l’essence même d’un plat, d’un menu. » Aimer la cuisine, « c’est oser relever de nouveaux défis, briser les codes et revisiter sans cesse la gastronomie dite traditionnelle ». Alain Ducasse avait déjà lâché la viande, Alain Passard est un fameux prosélyte du légume.
Saveur, textures, couleurs. Yuzu, khorasan, raifort, millet, souci, bourrache, huile de courge, combava, basilic thaï… « On redécouvre ce qu’on avait perdu, notamment sous l’influence de l’agro-industrie, commente Laurence Salomon, très portée sur le végétal bio. Auparavant, les produits animaux venaient en accompagnement des légumes, légumineuses et céréales. » Cheffe de cuisine et naturopathe reconnue, elle a accueilli en formation des chefs tels que Régis Marcon, « qui a compris qu’un menu gastronomique, ça ne peut plus être des protéines animales à tous les plats, qu’elles ne sont pas indispensables pour faire une cuisine trois étoiles ». Préserver saveur et nutriments, « c’est s’autoriser le légume cru, privilégier des produits peu ou pas transformés, comme les farines bises ou le sel non raffiné, bannir les cuissons trop agressives ». Pour les légumineuses, il faut pourtant souvent plus d’une heure, « ce qui limite hélas l’adoption de cette source de protéines végétales par excellence ». Pour y remédier, Laurence Salomon développe une ligne de « green steaks » à base de légumineuses prêts à consommer.
Si la gastronomie sans viande compte encore ses restaurants sur les doigts d’une main, Adrien Zedda, tout jeune chef lyonnais, espère rapidement décrocher une distinction à la tête du Culina Hortus. « La France est en retard… » Il s’y ennuie après sa formation, décroche une place au Royal Mail près de Melbourne. En Australie, la cuisine végétale est courante. Et c’est la fascination. Lui qui adorait accompagner sa grand-mère pour la cueillette des fleurs de courgettes fait son marché tous les matins dans l’immense potager du restaurant, « des variétés anciennes en pagaille, 50 tomates, 20 betteraves, des herbes dont j’ignorais tout comme l’épinard-fraise… On construisait les plats en fonction de ce qui était mûr dans les planches ».
C’est la cuisine à l’envers, le légume au cœur de l’assiette, « poussé jusqu’au bout ». En un an, le Culina Hortus a déjà proposé plus de 200 plats 100 % végétariens. Comme ce céleri-rave cuit entier douze heures à basse température, servi avec un jus tiré de sa peau torréfiée, accompagné de cubes de céleri fumés au barbecue puis laqués au miel et au shoyu.
La salle est pleine jusqu’à trois semaines à l’avance, à 80 % des non-végétariens curieux. « On leur promet du plaisir. Et, passé l’instant de surprise… » À la sortie, c’est banane pour tous.